Un tigre dans la maison

Auteur : Jacqueline Sheehan
Editeur : JC Lattès

Delia Lamont a pris sa décision. Même si elle aime son travail au service de la protection de l’enfance du Maine, ses frustrations ont fini par avoir le dessus. Elle est sur le point d’ouvrir avec sa soeur Juniper un café-boulangerie, pour profiter de la douceur de l’existence.
Mais la nouvelle tombe : une enfant de cinq ans a été retrouvée au bord d’une route près d’une voiture où gisent deux cadavres. La fillette n’a donné que son prénom – Hayley.
Refusant d’abandonner cette petite qui n’a plus personne, Delia s’investit dans cette dernière mission. Tout en démêlant le dangereux mystère autour d’Hayley, Delia va revisiter sa propre histoire et enfin comprendre les drames de son enfance.

Traduction : Carole Delporte
21,90 €
Parution : Février 2020
350 pages
ISBN : 978-2-7096-6169-0
Fiche consultée 51 fois

Extrait

— Ce n’est pas comme s’ils étaient éternels, expliqua Delia. En fait, les chiens vivent en accéléré, dans un univers parallèle.
Elle donnait un coup de main à Ben, le véto de la clinique Spay & Neuter, qui l’avait appelée quand l’un de ses bénévoles lui avait fait faux bond. Ils avaient débuté leur journée à 6 heures, et ne termineraient pas avant 19 ou 20 heures. Ben faisait de minuscules points de suture sur les parties génitales d’une femelle terrier.
— Ce n’est pas ton genre de parler d’univers parallèles, plaisanta-t-il. L’anesthésie a dû te monter à la tête. Mais globale-ment, je vois ce que tu veux dire.
Ben portait des lunettes spéciales pour les opérations chirurgicales, des sortes de lunettes de lecture, avec une épaisse monture noire, comme celles que portaient les personnes âgées dans les années 1980. Larges et rondes, elles englobaient les sourcils et le haut des pommettes.
Delia n’était pas assistante vétérinaire, mais elle connaissait Ben depuis le lycée. Il était l’un des meilleurs amis de son père. Son dernier ami. Du coup, il était au courant des histoires les plus sombres de sa famille, et elle n’avait nul besoin de se justifier.
Ben se redressa et fit rouler ses épaules avec un grognement.
— Cette brave fille est prête pour la salle de réveil.
C’était la partie de son boulot que Delia préférait. Porter les animaux encore endormis dans ses bras. Elle n’avait pas d’enfant et n’avait jamais senti un bébé contre sa poitrine. Bien sûr, il n’était pas question de comparer un chat ou un chien fraîchement stérilisé à un bébé, mais ça l’émouvait. Elle protégeait un animal vulnérable, incapable de prendre soin de lui, à cause de l’opération. Rien à voir avec son travail d’assistante sociale au centre de la protection de l’enfance.
Elle glissa ses bras sous l’animal, faisant bien attention à sa tête molle, et la transporta dans l’arrière-salle, où d’autres chiens à différents stades de conscience se trouvaient dans des cages à barreaux. Le sol était tapissé de vieilles serviettes. Delia s’agenouilla et déposa le terrier sur le tissu-éponge. Puis, posant la main sur son ventre chaud, elle sentit son petit cœur battre.
Delia retourna ensuite dans la salle d’opération. Ben étira ses bras au-dessus de sa tête, puis plaqua ses mains sur ses reins et projeta ses hanches en avant.
— Ma femme dit que je me tiens très mal. Et que de profil, je ressemble à un point d’interrogation. Elle aimerait que je fasse du yoga ou du tai-chi. Je suis trop jeune pour le tai-chi ! J’ai vu des gens à la télé faire des mouvements très lents. Un truc appelé qigong. S’il te plaît, dis-moi que je n’en suis pas là.
Ben avait une petite cinquantaine d’années, et il n’était pas contre l’exercice, Delia le savait. Jeune, Ben était un grand sportif, mais il n’avait pas réussi à s’adapter aux sports que l’on peut pratiquer en prenant de l’âge, comme le tennis ou le vélo, sans parler des disciplines plus ésotériques comme le tai-chi. Ses années de football américain au lycée lui avaient valu une opération récente du genou. Six mois après, il boitait toujours.
Le chien suivant, une femelle entre le beagle et le boxer, avait été installé sur la table d’opération et rapidement anesthé-sié. Ben s’empara du scalpel et se pencha sur l’animal. L’instrument lui échappa et rebondit par terre avec un tintement métallique. Ben en prit un autre sur le plateau stérile.
— Je suis maladroit aujourd’hui, grogna-t-il.
Quelque chose turlupinait Delia. Qu’y avait-il de différent chez Ben ce jour-là ? C’était un super véto. Ses employés, presque toutes des jeunes femmes, aimaient travailler avec lui. Le personnel du refuge animalier affirmait que c’était leur meilleur véto, toujours prêt à soigner les animaux blessés, même quand leur propriétaire était introuvable pour régler la note.
Lorsque Ben avait sollicité son aide, elle avait immédiatement répondu présent. Comment aurait-il pu en être autrement ? À la mort de leurs parents, il les avait prises sous son aile, Juniper et elle. Delia ferait n’importe quoi pour lui, comme aider à réduire le nombre d’animaux dans les refuges, des animaux terrifiés et hébétés par le brutal tournant de leur existence.
Mais aujourd’hui, son ami paraissait différent. Un changement si infime que, si elle ne le connaissait pas aussi bien, elle ne l’aurait pas remarqué. Delia était dotée d’un puissant sens de l’odorat, et avait senti un relent âcre au-delà de l’odeur habituelle de Ben, comme si un nouveau composant chimique avait été ajouté à sa structure moléculaire. La manière dont il avait saisi son scalpel était étrange. Le tressaillement du poignet ; le mouvement nerveux, loin de sa sérénité habituelle. Puis il avait laissé tomber l’instrument. Une erreur causée par une brusquerie nouvelle, rompant le lien avec la chienne endormie sous ses yeux, le bas du ventre prêt à subir l’opération qui l’empêcherait de porter des petits.
Non, songea Delia, c’est sans doute dû au manque de sommeil. Et à ma nervosité. Depuis qu’elle avait donné sa démission à Ira, avec trois mois de préavis – une période trop longue pour elle, mais trop brève pour Ira. Il lui restait encore quatre longues semaines avant son départ.
Jill, la réceptionniste, ouvrit la porte.
— Un appel pour toi, Delia. Des services sociaux de Portland.
Comment Ira savait-il qu’elle travaillait à la clinique S&N ? Elle avait éteint son portable avant l’opération. Il avait sans doute appelé sa sœur. Ce n’était pas bon signe.
Delia suivit Jill à la réception et s’empara du combiné.
— Salut, Ira.
— Désolé de t’appeler à la clinique, dit-il en guise de préambule, mais je viens de recevoir une requête de placement en urgence. Je vais avoir besoin de toi.

Informations sur le livre