Les baskets et le costume

Auteur : Abdelilah Laloui
Editeur : JC Lattès

« J’ai longtemps pensé que j’étais incapable de lire un livre, d’être touché par un tableau ou une pièce de théâtre. Quand on grandit dans un milieu populaire, on est convaincu que la culture et l’éducation ne nous concernent pas vraiment.
Aujourd’hui, je veux m’adresser à l’enfant qui croyait dur comme fer qu’il ne porterait jamais de costume, à celui qui était persuadé qu’il s’exprimait mal, qu’il était ignorant, qu’il ne ferait pas d’études. Je veux lui dire, droit dans les yeux, ce qu’on a oublié de lui dire : peu importe ce que l’on sait ou pas, la seule chose qui compte, c’est la curiosité. La culture n’est pas une affaire de classe, la culture parle de nous, la culture, c’est nous. » A. L.

Abdelilah Laloui a vingt ans. Il est étudiant à Sciences Po Paris et a cofondé l’association Tous Curieux, qui promeut l’accès à la culture en zones défavorisées. Dans Les Baskets et le Costume, son premier livre, il raconte, de la fin de l’enfance jusqu’à aujourd’hui, sa quête de liberté. Celle de pouvoir embrasser pleinement qui il est et d’aimer ce qu’il aime, de Bach à Cheb Khaled, de Rilke à Kery James.

18,00 €
Parution : Janvier 2020
250 pages
ISBN : 978-2-7096-6625-1
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Extrait

Mes paupières ont du mal à se soulever. J’ai l’impression d’avoir fermé les yeux quelques minutes mais je dors profondément depuis plusieurs heures. Avec mes frères, Hadj, Adel, et ma sœur Aicha, nous sommes embarqués dans une immense voiture pleine à craquer direction Marseille. Cet été, on passe nos vacances au bled.
Assise à l’avant, ma mère a recouvert ses cheveux d’un magnifique tissu. Élégante, comme à son habitude, son parfum enivre tous les passagers. Quand on va au bled, elle est encore plus belle que le reste de l’année. La finesse de son visage est accentuée par ses bijoux en or et son voile. Maman a la peau très blanche. Elle dit en plaisantant que c’est le résultat d’une enfance passée cloîtrée chez elle par ses parents mais c’est lié à ses origines, elle est kabyle d’Algérie.
Mon père, lui, agrippe le volant de ses mains robustes. Il est silencieux, concentré, et échange quelques bribes de parole avec son copilote.
Donne-moi la flûte et chante. L’immortalité s’étend dans le chant et même après la mort la flûte continue de se lamenter.
Ses lèvres le trahissent, il murmure dans sa barbe les paroles de Fairuz tout en fixant la route. Il les chante en arabe. Les chanteuses et chanteurs s’enchaînent dans la voiture : Line Monty, Cheb Khaled, Cheb Mami, Nouara, Aït Menguellet… Avec mes frères et ma sœur, on ne comprend pas un mot mais on chante. Parce qu’on trouve ça joli, mais surtout parce que ça nous occupe. On n’a pas choisi la musique mais on est fiers de chanter. On considère ces chants comme nos hymnes. Ma mère frappe dans ses mains pour donner le rythme et nous on suit.
— Allez les enfants ! Tout le monde chante ! Dana dana dana dana daayni, ya ma ma ma ma !
Entre le parfum de ma mère, ses boîtes en plastique, la musique et le soleil qui tape, on a l’impression d’être déjà en Algérie. Une Algérie contenue dans une Peugeot 806 qui traverse les routes françaises.

Lorsqu’on s’arrête pour déjeuner, les chansons résonnent encore dans notre tête. Maman a préparé toutes sortes de plats pour combler les envies de chacun. On s’installe, puis mon père lève son verre en plastique.
— À nos vacances !
— Pardon ? l’interrompt ma mère en kabyle. Nous avons transformé ce moment en vacances pour les enfants mais moi je n’y vais pas pour m’amuser. J’essaie de renouer avec une vie et un pays que j’ai laissés derrière moi. Tu crois que la musique me suffit ? Non, ce n’est qu’un traitement contre la douleur.
— Santé, Papa ! conclut ma sœur avec un grand sourire, pour détendre l’atmosphère.

De retour dans la voiture, on sait que l’heure du supplice est arrivée. Ma mère sort de son sac une ribambelle d’ouvrages, sur l’archéologie, le corps humain, des romans aussi.
— Lequel vous préférez ? crie-t-elle en kabyle. Ne faites pas cette tête ! Vous allez lire que vous le vouliez ou non, c’est moi qui décide !
L’air désespéré, mes frères et moi prenons chacun un livre. Ma sœur, elle, lit déjà. Assise au fond de la voiture, les écouteurs aux oreilles, elle s’isole parfois pour se plonger dans ses lectures. Je n’ai jamais compris l’intérêt qu’elle porte à ces gros blocs de papier.
J’essaie d’entamer mon livre depuis quelques minutes sans succès quand Hadj me donne un coup de coude.
— Eh, regarde Adel, il s’est endormi ! me chuchote-t-il en pouffant.
La tête baissée, un filet de bave dégoulinant de la bouche, il n’a pas pu résister. Le livre a eu raison de lui. Quand ma mère s’en rend compte elle lève les yeux au ciel, l’air résigné.

Avec mes frères et sœur, on voit juste ça comme des vacances, mais nos parents sont émus. Leur nostalgie submerge la voiture. Celle de ma mère, surtout, elle qui a passé toute son enfance en Algérie. Elle va retrouver ses parents, ses frères, ses sœurs. Pour mon père, c’est différent. Il est né en France et a rencontré ma mère à vingt ans, à Alger.
Le chemin jusqu’au port de Marseille est encore long, beaucoup de kilomètres nous attendent. La musique continue de nous accompagner, comme un cri d’ailleurs, qui nous appelle vers nos origines. Soudain, un homme se met à chanter en français.
Emmenez-moi au bout de la terre ! Emmenez-moi au pays des merveilles ! Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil !
C’est marrant, on a l’impression qu’il nous parle, comme s’il savait où on allait. Le regard tourné vers le paysage défilant à toute vitesse, j’écoute. Et pour une fois, je comprends. Les paroles chantent l’amour, la France mais aussi les femmes et le soleil.
Résonnent ensuite Mike Brant, Hervé Vilard, Jacques Brel, Sylvie Vartan ou Dalida… Mon père les adore tous. Toujours agrippé à son volant, le temps du voyage, il devient le chauffeur de la famille. Mais on sent bien qu’il n’est plus avec nous. La musique le plonge ailleurs, dans sa France des années soixante-dix. La musique a le pouvoir de suspendre le temps. Elle nous renvoie à nous-mêmes, à ce que l’on a vécu. Les moments les plus difficiles, comme les plus heureux. Mon père est emporté par ses songes. Il se revoit, vêtu d’un rideau transformé en pantalon par sa mère, faute de moyens. Il regarde cette fille, au loin, dans la cour de récréation. Son walkman dans la poche, le casque sur ses oreilles, Mike Brant crie ce qu’il ressent à sa place :
Laisse-moi t’aimer toute une nuit. Laisse-moi rien qu’une nuit. Voir dans tes yeux le plus merveilleux paysage.
Malgré la fatalité de l’amour impossible, le chanteur lui crie l’espoir. Les paroles ne m’évoquent rien de connu, pourtant j’ai des frissons. Je sais que mon père aime beaucoup Mike Brant. Sans lui, Papa ne serait pas Papa, et puisque j’aime Papa, j’aime cette chanson.
Lors de ces longs voyages vers notre pays d’origine, je me laisse porter par cette sensation de légèreté produite par la musique, conjuguée à la vitesse et au vent pénétrant par les fenêtres entrouvertes. Pourtant, la voiture est gigantesque et pleine à craquer. Les mélodies deviennent de plus en plus lourdes dans mon esprit, comme mes paupières, qui se ferment doucement.

La nuit est tombée. Dans la voiture lancée à toute vitesse sur l’autoroute, les passagers sont maintenant plongés dans un profond sommeil. Pourtant, malgré ses yeux clos, ses sourcils plissés la démasquent : ma mère ne dort pas. Elle écoute Sylvie Vartan qui chuchote pour ne pas nous réveiller.
Ce soir je serai la plus belle pour aller danser, danser. Pour mieux évincer toutes celles que tu as aimées.
Cette chanson a le pouvoir de transporter ma mère en dehors des frontières physiques et temporelles. Elle est de retour en Kabylie, dans les années quatre-vingt. Elle n’a que quinze ans et tous les soirs, grâce à Sylvie Vartan, elle est la plus belle. Elle se contemple dans le miroir de la salle de bains et rêve de son premier baiser, du parfum de son amoureux, de celui qui deviendra son mari. Elle ne se doute pas alors qu’il sera aussi son chauffeur lors des vacances d’été. Un chauffeur dont elle n’aurait pas eu besoin si elle était restée en Algérie, avec sa famille.
La France, le fantasme de son enfance, est désormais son quotidien.
Que c’est étrange de pouvoir retrouver un sentiment du passé grâce à la voix d’une femme. Mais à présent, les paroles résonnent autrement dans l’esprit de Maman, comme si la chanson avait vieilli avec elle. Pourtant, elles n’ont pas changé. Sylvie avait tout compris depuis le début mais pas ma mère. Désormais, elle comprend tout. Elle comprend que les rêveries de l’enfance sont belles car elles sont imaginaires. Et trente ans plus tard, un sourire se dessine sur son visage.
— Tu ne dors pas ? lui demande mon père.
— Non, j’écoute, répond-elle en ouvrant les yeux.
Maman se tourne vers la fenêtre et ferme de nouveau les yeux. Elle est convaincue d’une chose, Sylvie Vartan est une magicienne. Elle a réussi à préserver la jeune fille qui continue de sommeiller au fond d’elle.

Il est minuit passé et cette fois-ci tous les passagers à l’exception de Papa dorment pour de bon. Ce voyage n’est pas un simple voyage. Et toutes les chansons sont bien plus que des chansons. Cette grande voiture qui transporte ma famille regorge de culture, la nôtre. Notre culture, c’est Sylvie Vartan qui chante après Cheb Hasni.
Après des heures de route, nous arrivons enfin à Marseille. Des notes de piano résonnent maintenant dans l’habitacle. Dans la nuit écrasante, face à la mer immense, la femme qui se met à chanter semble s’adresser à la terre entière.
Un beau jour ou peut-être une nuit. Près d’un lac, je m’étais endormie. Quand soudain, semblant crever le ciel, et venant de nulle part, surgit un aigle noir.
Aicha ouvre alors les yeux et retire ses écouteurs, elle reconnaît la voix de Barbara. Ma sœur a toujours adoré cette chanson. Un jour, je lui ai demandé la signification des paroles que je ne comprenais pas.
— Hum… Tu sais quoi ? Je ne me suis jamais posé la question, m’a-t-elle répondu. Je pense que le plus important c’est la manière dont la musique résonne en toi. Je crois que je n’ai jamais vraiment écouté les paroles, j’ai toujours laissé mon cœur faire.
— Mais l’aigle noir, c’est quoi ? ai-je insisté.
— L’aigle noir ? C’est la honte, la peur, la mort et la haine qui embrassent la vie sans notre consentement. C’est l’autre, celui que l’on ne comprend pas. Laisse ton cœur écouter la chanson, il saura mieux t’expliquer que moi ou Barbara.

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