Dégels

Auteur : Julia Phillips
Editeur : Autrement

Sur le rivage de la péninsule du Kamtchatka, aux confins de la Russie, deux petites filles disparaissent. L'enlèvement bouleverse les habitants : le coupable serait-il un étranger de passage ? Pire, l'un d'entre eux ? Comme une onde de choc, le trouble se propage et vient ébranler la vie de dix femmes dans leur quotidien, leurs amours et leurs rêves secrets, tandis que le puzzle de la disparition se reconstitue peu à peu... Dans un décor inoubliable, entre volcans, eaux sombres et faune hostile, Julia Phillips construit un huis clos magistral dans la lignée de Laura Kasischke et d'Alice Munro, où l'émotion se mêle au suspense.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié
21,90 €
Parution : Août 2019
384 pages
ISBN : 978-2-7467-5136-1
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Extrait

Août
Sophia avait ôté ses sandales et se tenait au bord de l’eau. La baie se faufilait entre ses orteils comme pour les avaler. Eau salée grise sur peau lumineuse.
« Va pas plus loin », lança Alyona.
L’eau se retira. Alyona regardait les pieds de sa sœur, les cailloux qui brisaient leur voûte plantaire, l’arc de poussière sablonneuse laissée par les vaguelettes. Sophia se pencha pour rouler les jambes de son pantalon et sa queue-de-cheval bascula par-dessus sa tête. Ses mol- lets étaient striés de traînées de sang caillé, restes des piqûres de moustiques qu’elle avait grattées. Alyona devinait, à voir la ligne ferme de sa colonne vertébrale, que Sophia refusait d’écouter.
« T’as pas intérêt », dit-elle.
Sophia se redressa, face au large. La baie était calme, tout juste parcourue d’ondulations qui lui donnaient l’aspect d’une plaque d’aluminium martelé. Le courant se faisait plus fort à l’endroit où elle se jetait dans le Pacifique, quittant la Russie pour le vaste océan, mais ici, l’eau était domestiquée. Elle leur appartenait. Les mains sur ses hanches étroites, Sophia scrutait le paysage, l’étendue de chaque côté, les montagnes à l’horizon, les lumières blanches de l’installation militaire sur la berge opposée.
Le gravier sous les pieds des sœurs était fait d’éclats de plus gros rochers. Alyona était appuyée contre un bloc de la taille d’un sac à dos de randonnée, et un mètre derrière elle se dressait le déchiqueté abrupt du mont Saint-Nicolas. L’eau d’un côté, la paroi rocheuse de l’autre, elles avaient longé la côte cet après-midi-là jusqu’à trouver ce coin épargné par les bouteilles et les plumes d’oiseaux. Lorsque des mouettes se posaient près d’elles, Alyona les chassait d’un grand geste. Tout l’été avait été frais, pluvieux, mais cet après-midi d’août était suffisamment chaud pour porter des manches courtes.
Sophia fit un pas en avant, et son talon s’enfonça.
Alyona se redressa. « Soph, j’ai dit non ! » Sa sœur recula. Une mouette passa au-dessus de sa tête. « Pour- quoi tu fais l’enfant gâtée comme ça ?
— C’est pas vrai.
— Oh que si. Et tout le temps.
— Non », protesta Sophia en se tournant vers elle.
Ses yeux qui remontaient sur les côtés, ses lèvres minces, sa mâchoire pointue, même le bout de son nez agaçaient Alyona. À huit ans, Sophia avait toujours l’air d’en avoir six. Alyona, qui avait trois ans de plus, était déjà petite pour son âge, mais Sophia était menue de partout, de la taille aux poignets, et elle se comportait un peu comme une élève de maternelle : elle conservait une rangée d’animaux en peluche au pied de son lit, jouait à faire semblant d’être une ballerine célèbre dans le monde entier, n’arrivait pas à s’endormir si elle entrapercevait ne serait-ce qu’une scène de film d’hor- reur à la télévision. Leur mère lui passait tout. Être née en seconde lui avait donné le privilège de rester bébé toute sa vie.
Les yeux fixés sur un point de la falaise bien au- dessus de la tête d’Alyona, Sophia sortit un pied de l’eau, orteils mouillés en pointe, et plaça ses bras en cinquième position de ballet. Elle trébucha et se rat- trapa. Alyona changea de place sur les rochers. Leur mère voulait toujours la convaincre d’emmener sa petite sœur quand elle rendait visite à ses camarades de classe, mais c’était précisément à cause de ces caprices qu’elle refusait.
Elles avaient donc passé leurs vacances d’été en tête à tête. Alyona avait appris à Sophia à exécuter une sou- plesse arrière sur le parking humide derrière leur immeuble. En juillet, elles avaient fait quarante minutes de bus afin de se rendre au zoo municipal, où elles avaient donné des friandises à une chèvre noire gour- mande à travers les barreaux de sa cage. Les pupilles en fente de l’animal roulaient dans leurs orbites. Plus tard dans l’après-midi, par les trous du grillage, Alyona avait glissé un caramel au lait encore emballé à un lynx, qui avait feulé sur les sœurs jusqu’à ce qu’elles reculent. Le caramel était resté sur le sol en ciment. Tant pis pour le zoo. Lorsque leur mère leur laissait de l’argent le matin avant de partir travailler, les sœurs allaient au cinéma et se partageaient une crêpe chocolat banane dans le café à l’étage après le film. La plupart des jour- nées, cependant, elles les passaient à traîner en ville, regardant les nuages de pluie s’amonceler et le jour s’étirer. Leurs visages avaient bronzé peu à peu. Elles se baladaient à pied ou à vélo, ou bien elles venaient ici.
Tandis que Sophia reprenait son équilibre, Alyona coula un regard le long du rivage. Un homme se frayait un chemin tant bien que mal sur les rochers. « Quelqu’un arrive ! », annonça-t-elle. Sa sœur reposa un pied dans l’eau avec force éclaboussures et leva l’autre aussitôt. Sophia se moquait peut-être qu’on la voie faire l’imbécile, mais Alyona, qui l’accompagnait malgré elle, non. « Arrête », fit Alyona. Plus fort. La colère montait dans sa voix – « ARRÊTE ! »
Sophia arrêta.
À l’horizon, l’homme avait disparu. Il avait dû trou- ver un coin propre pour s’asseoir. Tout l’agacement qui avait grimpé en Alyona s’écoula comme un bain lorsqu’on a retiré la bonde.
« Je m’ennuie », déclara Sophia.
Alyona se laissa aller en arrière. La roche était dure contre ses épaules, froide contre sa tête. « Viens là », dit-elle, et Sophia sortit de la baie, remonta et se hissa près d’elle. Les cailloux les plus petits crissèrent sous son poids. La brise avait rendu le corps de Sophia aussi frais que le sol. « Tu veux que je te raconte une his- toire ?, demanda Alyona.
— Oui.»
Alyona consulta son téléphone. Elles devaient être rentrées pour le dîner, mais il n’était même pas seize heures. « Tu as déjà entendu parler de la ville engloutie ?
— Non. » Pour quelqu’un qui n’obéissait jamais, Sophia pouvait se montrer très attentive. Son menton se dressa et sa bouche se pinça sous l’effet de la concen- tration.
Alyona désigna les falaises les plus lointaines, à l’extrémité de la côte. À la droite des filles se trouvait le centre-ville, dont elles étaient venues à pied plus tôt dans la journée ; à gauche, marquant l’embouchure de la baie, ces énormes masses noires. « Elle était là-bas.
— À Zavoyko ?
— Après Zavoyko. » Elles se trouvaient juste sous la crête du mont Saint-Nicolas. Si elles avaient conti- nué à suivre le littoral, elles auraient vu, au bout d’un moment, la façade rocheuse de la colline rapetisser, lais- sant voir l’empilement de carrés d’un quartier en sur- plomb. Des immeubles d’habitation soviétiques de quatre étages, recouverts de béton aux motifs en pat- chwork. Les charpentes en bois de maisons effondrées. Un gratte-ciel rose et jaune, avec une banderole pro- posant des espaces commerciaux à louer. Zavoyko était encore à des kilomètres, ce qui en faisait le dernier arrondissement de leur ville, Petropavlovsk-Kamchatsky, la dernière langue de terre avant la mer.

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