Nuit et brouillard

Auteur : Jean Cayrol
Editeur : Fayard/Mille et une nuits

« Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d'herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour des vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration. »
Ce récit constitue la trame de Nuit et Brouillard, réalisé en 1955 par Alain Resnais. Avec précision et poésie, l'écrivain raconte la réalité concentrationnaire au quotidien, période où furent anéantis des millions d'êtres humains.
Avant-propos par Michel Pateau et postface par Sylvie Lindeperg.

5,00 €
Parution : 19 Novembre 2025
Format: Poche
80 pages
ISBN : 978-2-7555-0935-9
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Extrait

Avant-propos

Le film Nuit et Brouillard reste l’une des références sur les camps de la mort, qui constituent eux-mêmes l’événement le plus important du xxe siècle. Plus qu’un simple documentaire, le film réalisé par Alain Resnais est un coup de poing dans nos consciences que le texte de Jean Cayrol a contribué, parmi les premiers, à réveiller. « La guerre s’est assoupie, dit-il, un œil toujours ouvert… Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? » C’est le visage quotidien, et même routinier de l’enfer que l’écrivain, ancien déporté, a révélé. Ses mots demeurent aujourd’hui aussi forts qu’hier. Plus d’un demi-siècle après sa réalisation, le cri de Nuit et Brouillard continue de résonner.
Poète majeur du xxe siècle, Jean Cayrol dut subir, comme des millions d’autres, la plus effroyable expérience de l’exil, celle de la déportation. Nous avions sans doute besoin de son analyse scrupuleuse et de sa vue perçante pour regarder en face l’insoutenable, pour entendre dire l’indicible. Nulle complaisance douteuse pour l’horreur, et surtout nul message « moralisateur » de la part de l’ancien déporté, mais un texte fin et précis comme un laser, à la fois discret et terriblement efficace.
« Le souvenir ne demeure, déclare l’écrivain, que lorsque le présent l’éclaire. Si les crématoires ne sont plus que des squelettes dérisoires, si le silence tombe comme un suaire sur les terrains mangés d’herbe des anciens camps, n’oublions pas que notre pays n’est pas exempt du scandale raciste. C’est alors que Nuit et Brouillard devient non seulement un exemple sur lequel méditer, mais un appel, un “dispositif d’alerte ”contre toutes les nuits et tous les brouillards qui tombent sur une terre qui naquit pourtant dans le soleil et pour la paix. »
Un « dispositif d’alerte » : telle est la grande force du film Nuit et Brouillard dont le texte est présenté ici. Alain Resnais et Jean Cayrol furent parmi les premiers à lutter contre l’amnésie qui menaçait de s’étendre sur les camps de la mort. Au moment où s’exaspère une guerre des mémoires qui opposent entre elles les victimes de toutes les oppressions subies par l’homme, il faut ici rappeler que l’extermination des Juifs d’Europe n’est pas le propos du film, mais que celui-ci reste à ce jour le témoignage le plus fondamental sur le concentrationnat, décrivant les camps au plus proche du quotidien, montrant qu’ils peuvent resurgir de façon rampante sous toutes les formes, par tous les temps. Toute l’œuvre de Jean Cayrol en sera profondément marquée.
Diffusé dans d’innombrables collèges et lycées après sa sortie en 1956, Nuit et Brouillard est tenu encore aujourd’hui pour un document incontournable pour la connaissance du milieu concentrationnaire et de la dynamique sournoise qui y mène. Rescapé du camp de Mauthausen sous le régime Nacht und Nebel1 – qui a donné le titre au film et à son commentaire –, Jean Cayrol était le mieux placé pour en révéler les rouages et l’implacable logique. Mais le film, reconnu désormais comme un chef-d’œuvre, a dû frayer son chemin dans les consciences. À sa sortie, en 1956, il n’a pas été salué unanimement et partout, loin s’en faut, comme il le méritait. On ne compte plus les controverses et polémiques qu’il suscita alors. « Ce n’est pas un documentaire, disait François Truffaut, c’est une méditation sur le phénomène le plus important du xxe siècle. » On fit beaucoup, alors, pour perturber cette méditation.
Nuit et Brouillard avait pourtant été commandé de manière très officielle par le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale à l’occasion du dixième anniversaire de la libération des camps de concentration. Mais il obtint son visa d’exploitation au prix d’une censure opérée sur un document photographique datant de 1941, sur lequel on voyait le képi d’un gendarme français dans le camp de Pithiviers où étaient rassemblés les déportés. Il n’était pas question de donner l’image d’une France collaborationniste. Le réalisateur et son équipe allaient ainsi se heurter à une forme de « pensée unique » qui prévalait dans la France des années 1950 sur la nécessité de masquer au public la participation de la police française aux actes de barbarie. Par surcroît, Nuit et Brouillard dut s’imposer au front des ambassades soucieuses de maintenir le cap de l’amitié franco-allemande. Si bien qu’à l’annonce du choix de Nuit et Brouillard pour représenter la France au Festival de Cannes, l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest fit une démarche auprès du gouvernement de Guy Mollet afin que celui-ci fît retirer le film de la sélection officielle. Pour ne pas vexer l’Allemagne, on s’exécuta. Il y eut donc une « affaire » autour du film de Resnais. Des protestations fusèrent, y compris en Allemagne où les opposants SPD au chancelier Adenauer s’exprimèrent en faveur du film, qui fut soutenu par une campagne de presse de part et d’autre du Rhin. Jean Cayrol prit une part active à la défense du film. Le 11 avril 1956, il lançait un appel dans les colonnes du journal Le Monde, déclarant notamment :
« La France refuse ainsi d’être la France de la vérité, car la plus grande tuerie de tous les temps, elle ne l’accepte que dans la clandestinité de la mémoire […]. Elle arrache brusquement de l’histoire les pages qui ne lui plaisent plus, elle retire la parole aux témoins, elle se fait complice de l’horreur […]. Mes amis allemands […], c’est la France elle-même qui fait tomber sa nuit et son brouillard sur nos relations amicales et chaleureuses. »
D’anciens déportés menacèrent de manifester à Cannes, vêtus de leurs tenues rayées. La Suisse, au nom de sa « neutralité », alla même jusqu’à interdire le film. Les déboires d’Alain Resnais avaient commencé, il est vrai, lors de sa quête de documents d’archives que les services compétents des Alliés n’avaient prêtés que de mauvaise grâce. Cela n’empêcha pas Nuit et Brouillard, qui obtint le prix Jean-Vigo 1956, de tracer sa route, notamment dans les milieux scolaires et sur les écrans du monde entier.

Pendant trente-deux minutes, les archives en noir et blanc alternent avec les images en couleur des restes du camp d’Auschwitz. S’élève alors la voix prenante et grave de Michel Bouquet : « Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration… » La puissance évocatrice du texte de Jean Cayrol est telle qu’il peut se passer des images. Au reste, le propos de Resnais n’était pas d’insister sur le caractère pathétique et macabre du sujet en déversant avec une pénible évidence des torrents d’indignation. Non, c’était au contraire des accents d’une « terrible douceur » que Jean Cayrol avait placé dans sa voix.
« En un sens, écrit Robert Kanters, on peut dire que le monde de M. Jean Cayrol est une vision banale, quotidienne du monde de Kafka. Où Kafka se croit obligé d’inventer une administration minutieuse et démente, de construire un inaccessible château, de se tenir au bord du fantastique, M. Jean Cayrol n’a besoin de rien : la chambre d’hôtel, le petit restaurant, le rond de vinasse que la bouteille reposée fait sur la toile cirée, […] la mégère qui braille, tout ce qui est dans la vie, sans devoir être affecté d’un coefficient d’étrangeté, tout est instrument des hautes œuvres… »
Le texte de Nuit et Brouillard donne un singulier écho à ce propos. Il n’avait jamais été publié, peut-être par souci de ne pas le dissocier des images qu’il accompagne. Sa lecture, pourtant, est aussi aisée que frappante. Il donne à imaginer, il donne surtout à penser. Il a pour but de nous faire réagir « avec notre cerveau plutôt qu’avec nos nerfs2 ».

À la suite du commentaire du film d’Alain Resnais, nous reproduisons un texte de Jean Cayrol paru en septembre 1949 dans la revue Esprit, intitulé originellement « Du romanesque concentrationnaire ». Il répond à l’obsession de l’auteur de rendre compte de « la plus grande tuerie d’âmes de tous les temps » sur laquelle nous n’avons pas fini de nous interroger.
Jean Cayrol

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