Le Roi transparent

Auteur : Rosa Montero
Editeur : Points

Léola revêt l'armure d'un chevalier pour échapper à une mort certaine et bouleverse dans un même mouvement le cours de son destin. Autrefois paysanne, elle est désormais guerrière auprès de l'énigmatique : Nynève. Des champs de bataille à la cour d'Aliénor d'Aquitaine, Léola s'interroge : dans ce Moyen Âge en plein chaos, y a-t-il encore une place pour le rêve et l'amour ?

8,40 €
Parution : Janvier 2010
Format: Poche
576 pages
ISBN : 978-2-7578-1571-7
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Extrait

Je suis femme et j'écris. Je suis plébéienne et je sais lire. Je suis née serve et je suis libre. J'ai vu dans ma vie des choses merveilleuses. J'ai fait dans ma vie des choses merveilleuses. Pendant un temps, le monde fut un miracle. Puis l'obscurité est revenue. La plume tremble entre mes doigts chaque fois que le bélier cogne contre la porte. Un solide portail de métal et de bois qui ne tardera pas à voler en éclats. Des hommes de fer lourds et sales s'entassent à l'entrée. Ils viennent nous chercher. Les Bonnes Femmes prient. Moi, j'écris. C'est ma plus grande victoire, ma conquête, le don dont je me sens le plus fière. Et même si les mots sont dévorés peu à peu par le grand silence, ils constituent aujourd'hui ma seule arme. L'encre tremble dans l'encrier au gré des coups, elle aussi apeurée. Sa surface se ride comme celle d'un petit lac ténébreux. Mais voilà qu'elle se calme étrangement. Je lève la tête dans l'attente d'un assaut qui ne vient pas. Le bélier s'est arrêté. Les Parfaites aussi ont cessé le bourdonnement de leurs prières. Serait-ce que les croisés ont pu entrer dans le château ? Je me croyais préparée à cet instant mais je ne le suis pas : mon sang recule tout au fond de mes veines. Je pâlis, tout entière transie par le froid de la peur. Mais non, ils ne sont pas entrés : nous aurions entendu le fracas de la porte qui se brise, l'effondrement des sacs de terre dont nous l'avons renforcée, les pas rapides des prédateurs montant l'escalier. Les Bonnes Femmes écoutent. Moi aussi. Les hommes de fer cliquettent sous les meurtrières de notre forteresse. Ils se retirent. Oui, ils sont en train de se retirer. Le soleil est sur le point de disparaître et ils préfèrent sans doute savourer leur victoire à la lumière du jour. Ils n'ont pas besoin de se hâter : nous ne pouvons pas nous enfuir et il n'existe plus personne qui puisse nous aider. Dieu nous a accordé une nuit de plus. Une longue nuit. J'ai toutes les bougies de la réserve à ma disposition, puisque nous n'allons plus en avoir besoin. J'en allume une, j'en allume trois, j'en allume cinq. La pièce s'illumine d'une belle clarté de palais. Et dire que nous avons passé tout l'hiver dans le noir pour ne pas les gaspiller ! Les Bonnes Femmes recommencent à marmotter leur Notre-Père. Je trempe ma plume dans l'encre paisible. Ma main tremble tant que j'y déchaîne des vagues. Je me revois en train de labourer le champ avec mon père et mon frère, il y a si longtemps qu'on dirait une autre vie. Le printemps nous talonne, l'été se rue sur nous et nous sommes très en retard pour les semailles : cette année, non seulement nous avons dû labourer en premier les champs du seigneur, comme d'habitude, mais il a fallu aussi réparer les fossés de son château, faire provision de vivres et d'eau dans les tours, étriller ses puissants chevaux de bataille et débroussailler les prés autour de la forteresse afin d'éviter que les archers ennemis puissent s'y embusquer. Nous sommes de nouveau en guerre et le seigneur d'Aubenac, notre maître, vassal du comte du Gévaudan, qui est à son tour un vassal du roi d'Aragon, lutte contre les troupes du roi de France. Mon frère et moi, nous nous pressons contre le harnais et nous tirons la charrue de toutes nos forces, pendant que père enfonce dans le sol rocailleux notre précieux soc, cette lame de métal qui nous a coûté onze livres, plus que ce que nous gagnons en cinq ans, et qui constitue notre plus grand trésor. Les lanières de chanvre tressé s'enfoncent dans nos chairs malgré les plastrons de feutre que nous avons mis pour nous protéger. Le soleil est déjà très haut sur nos têtes, presque au zénith de la sixième heure. Pour tirer la charrue, je dois rentrer ma tête entre mes épaules et je regarde le sol : des mottes de terre jaune desséchées et une chaleur de marmite. Le sang bat dans mes tempes et j'ai la tête qui tourne. Je tire et je tire, mais nous n'avançons pas. Nos halètements sont étouffés par les hurlements et les cris d'agonie des combattants : dans le champ d'à côté, tout près de nous, c'est la guerre. Depuis trois jours, quatre cents chevaliers se battent les uns contre les autres dans une lutte sans merci. Ils arrivent le matin au lever du jour, avides de s'entretuer, et se blessent et se taillent en pièces toute la journée avec leurs terribles épées pendant que le soleil traverse la voûte du ciel. Puis, quand la nuit tombe, ils s'en vont en titubant manger et dormir, prêts à revenir le lendemain.

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