Midi

Auteur : Cloé Korman
Editeur : Points

Dans l'hôpital où elle exerce, Claire voit ressurgir Dom, un ancien amant tombé gravement malade. Quinze ans plus tôt, alors qu'il dirigeait un théâtre à Marseille, Claire et une amie l'ont aidé à monter LaTempête de Shakespeare avec des enfants. Au sein de cette troupe, une des petites actrices a bouleversé leur vie. Son souvenir vient chercher Claire par-delà la joie solaire de cet été marqué par le théâtre et la découverte du désir.

7,10 €
Parution : Janvier 2020
Format: Poche
192 pages
ISBN : 978-2-7578-7595-7
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Extrait

« À bord d’un navire, en mer »

Je ne me souviens pas de tous les noms, ni de tous les visages. Il faudra que je demande à Manu si elle peut retrouver la liste.
Mais je me suis souvenue de notre arrivée à la mairie de secteur du deuxième arrondissement de Marseille, elle et moi, le 6 juillet 2000. Je nous revois attendant dans le couloir du service de la jeunesse, des sports et des loisirs avec dans des pochettes plastique nos CV, brevets d’animatrice et papiers d’identité pour le rendez-vous avec la chargée de mission qui nous avait recrutées. Elle apparaît dans l’encadrement de sa porte, auréolée de prospectus pour les randos, la médiathèque, le soutien scolaire, les cours de poterie, de yoga, les samedis ciné-voyage, et de dessins d’enfants. En jean et blouse ajourée, roulant une cigarette devant ses seins, elle nous dit d’entrer mais qu’elle a pas beaucoup de temps. Il y aura vingt enfants dans le groupe : dix garçons et dix filles. « Viens pépite, viens petite » – la pièce est emplie d’une douce musique qui provient de la rue et s’élève par la portière ouverte d’une voiture stationnée là en bas, qui attire très souvent la chargée de mission jusqu’à la fenêtre. Revenant à nous, elle prend nos cartes d’identité et elle nous nomme en nous dévisageant, toutes les deux, « Emmanuelle Auber » et « Claire Novales ». Puis elle nous transmet nerveusement la liste de noms manuscrite, que je voudrais relire aujourd’hui, les vingt écritures de parents ou d’animateurs qui les avaient inscrits pour les vacances, avec les vingt dates de naissance. La musique résonne de plus en plus fort dans la rue encaissée et au cours du dialogue qui va suivre, en voici les paroles retracées par ma mémoire aussi fidèlement que possible malgré le micro qui vibre et qui crache, quelque chose comme : « Alors, chienne, tu connais ta peine ? Allez, chienne, tu veux que j’t’éveille ? Si tu veux que j’t’aime, pourquoi tu t’fais la belle ? C’est quoi ton kif ? C’est quoi ton trip ? C’que tu veux j’te l’donne alors viens et te donne. » La chargée de mission retourne à la fenêtre, se penche et demande : « Eh Tonio ! Tu peux baisser le son s’il te plaît ? Je vais te faire rêver moi si tu continues. » Mais le son augmente, la chanson se poursuit : « J’veux t’connaître ma chérie, toi et moi faut qu’on crie. Ton cul m’fait vibrer, ton style me fait darder, alors viens goûter bébé, viens tenter, poupée, viens... » Manu remarque qu’il y aura plusieurs anniversaires d’enfants pendant la période et qu’on pourra les fêter. On entend un coup de klaxon. « Viens pépite, que je t’habite, viens petite, que je t’excite. » La chargée de mission pointe dans la liste un cas d’asthme et un cas de diabète, à voir avec l’infirmière : il faut juste veiller à leur traitement à heure fixe, et prévenir en cas de problème. Je lui rappelle que je suis justement étudiante en médecine mais ça ne l’émeut pas. Le gros terminal téléphonique qui est posé sur sa table émet une phrase de sonate pour piano, une douzaine de fois de suite, elle finit par décrocher en priant son interlocuteur de l’attendre et en précisant qu’elle arrive. Elle raccroche et ça reklaxonne. Je précise que j’entre en deuxième année, « on commence les stages à l’hôpital », elle lève un sourcil et me regarde comme si je venais d’essayer de lui parler de religion ou de spiritualité. La musique s’arrête et Radio Grenouille annonce une session funk ce soir au Big Ben à Cassis, le thème : « Get Tog&ther », et le téléphone recommence à sonner. La chargée de mission nous dit qu’on fera connaissance lundi avec l’équipe, cuisinier, concierge, femme de ménage, et que les enfants arriveront l’après-midi. Manu demande : « Mais pour l’encadrement, on devait pas être trois ? » J’ajoute : « Quand est-ce qu’on retrouve Dominique Müller ? » La chargée de mission remue le bazar sur son bureau, des Post-it verts et roses en forme d’étoiles, sa pochette d’Amsterdamer au caramel, des Mentos, un pot de fond de teint Bourjois, des préservatifs Manix, des feutres multicolores garantis sans desséchement échappés de leur pochette, un rimmel qui fuit, des boîtes de vitamines, et nous tendant un trousseau de clefs : « Oui, Dom va vous rejoindre, il est à la bourre cette saison. Il est pas encore rentré de son chantier. C’est pas grave, c’est juste que vous pouvez pas faire de sortie avant qu’il arrive, vous avez qu’à rester au théâtre, faire des animations. Désolée franchement, à cause de la sécurité les sorties c’est trois encadrants ou rien donc c’est pas grave vous annulez le palais Longchamp mercredi et vous faites le pique-nique dans la cour, les gosses ça leur fait pareil. Tiens, ça c’est les clefs pour l’appart, il est juste au-dessus du théâtre. » Une nouvelle musique retentit, en bas, qui parle de relations hommes-femmes dans un sauna avec un ampli et des baffles. Elle ajoute : « S’il y a des problèmes genre sociaux, avec les familles, ou des enfants difficiles, il faut voir avec l’assistante sociale qui est ici ou avec les grands frères comme Tonio qui est en bas. » Le téléphone sonne à nouveau, elle décroche et tire sur le fil pour pouvoir répondre dans le combiné tout en parlant par la fenêtre : « Ouais j’descends. » À nous : « De toute façon s’il y a le moindre souci vous m’appelez. » Puis elle nous indique l’adresse du Théâtre d’Été, le petit théâtre associatif où nous allons travailler ces quelques semaines et qu’elle a entouré au Stabilo bleu sur un plan de Marseille photocopié : là.
Je vois le profil de la baie, les îles du Frioul, les noms des rues qui s’escarpent.
Je rêve de ce théâtre où viendront bientôt les enfants.
Je me souviens aussi de notre arrivée, quelques heures avant. On est descendues dans la ville par les hautes marches de la gare Saint-Charles, harnachées de nos gros sacs à dos mais légères comme deux parachutes. Puis on a traversé par la rue des Petites-Maries comme des petites putes que tout le monde siffle, entre les murs ocre et les volets écaillés, entre les souvenirs impériaux gardés, en haut, par les cariatides aux bras nus, en bas par les kebabs et les marchands de couleurs.
L’un, nous envoyant un baiser : « Vous voulez que je vous indique Marseille ? » Et quelques mètres plus loin : «Eh, belle! Tu suces?»
Qu’est-ce qu’on portait ce jour-là, de plus ou de moins ? Je ne sais plus. Une allure, un visage que toute notre vie d’après nous chercherions à nous remémorer.
On a pu se disputer au bout de cent mètres parce que au lieu de continuer Manu a fait étape dans une épicerie pour acheter du savon noir et un gant de gommage, alors que j’étais plutôt pressée de déposer notre barda et de remplir le frigo.
Chemin faisant, on a bien essayé, depuis une cabine, de joindre Dominique Müller, mais celui-ci ne répondait pas. On a laissé des messages. La voix sur son répondeur était bien celle que nous avions aimée quelques semaines auparavant, quand il nous avait appelées pour nous confirmer qu’on venait bosser avec lui, dans son théâtre. J’ai demandé : « Tu crois qu’il a quel âge ? – Je sais pas, on verra bien. » Manu a haussé les épaules. Cette voix lui avait plu autant qu’à moi. Elle a ajouté : « Tu le rappelles si tu veux, moi j’en ai pas besoin. »
En repensant à la liste des enfants, je retrouve certains noms qui se forment au bout de mes lèvres, qui se dessinent dans ma mémoire comme des écumes laissées par la mer. Des vingt enfants dont nous avions la garde, je commence à revoir certains traits, leurs dégaines. Je me répète certains prénoms qui me reviennent, Antoine ou Bastien, et Marcel, et Farid. Léa, Louise. Les noms de famille ayant pour ainsi dire à peine existé dans ce cercle de quelques semaines que nous avions tracé au Théâtre d’Été, à Marseille, l’été 2000.
Je me rappelle Bastien Terreno par exemple : au sein de l’équipage du traître Antonio, il incarnait un des personnages les plus notoires et les plus vaillants de cette Tempête de Shakespeare que nous adaptions pour les enfants. Il fallait juste éviter qu’il se retrouve en manque d’insuline, mais avec sa chemise blanche, sur laquelle sa mère avait cousu une anse marine à côté du blason de l’OM, et son jean coupé et frangé, et tant qu’il n’avait pas à dire trop de lignes de texte, car il était bègue, il endossait ce rôle en étant le plus habile pour hisser la voile, rouler les cordes. Je lui faisais ses piqûres discrètement, à midi, tout le monde savait mais il voulait être protégé des regards des autres. Un jour qu’il venait de sortir de scène, tandis que je roulais sa manche sur son petit bras de moussaillon, il m’a demandé : « Tu crois que c’est à quelle époque qu’ils ont inventé l’insuline ? – Je ne sais pas... Peut-être au début du vingtième siècle. Quand la médecine a fait es gros progrès. » Il m’a dit alors à l’oreille : « Sur ce bateau, je sais pas si j’aurais survécu. Il n’y aurait pas eu d’insuline, et je n’aurais pas pu y aller. »

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