Requiem

Auteur : Tony Cavanaugh
Editeur : Points

Le coup de fil paniqué d'Ida, une jeune femme qu'il a sauvée quelques mois plus tôt, incite Darian Richards, ex-flic des homicides de Melbourne, à reprendre du service. Cherchant à la retrouver, il part pour la Gold Coast, lieu de fête de la jeunesse australienne. Mais ces plages sont moins idylliques qu'il n'y paraît et Darian est loin de se douter que son enquête va rapidement virer au cauchemar.

Tony Cavanaugh vit à Melbourne. Il a travaillé pendant trente ans dans le cinéma comme scénariste. Après L'Affaire Isobel Vine et La Promesse, Requiem est son troisième polar publié chez Points, et il confirme tout son talent.

Traduit de l'anglais (Australie) par Paul Benita
7,50 €
Parution : Janvier 2020
Format: Poche
360 pages
ISBN : 978-2-7578-7741-8
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Extrait

Pas dans les yeux

Elle avait douze ans à peu près.
On nous avait juste dit qu’elle était dans une poubelle, une grande avec des roulettes. Les vertes en plastique avec un couvercle jaune vif. Celui-ci était mal fermé. Ce qui était assez normal, les poubelles en plastique ne sont pas prévues pour y mettre des gens.
C’étaient les années 1980 et les poubelles en fer-blanc commençaient à se démoder ; la nouveauté, c’était le recyclage et les machins en plastique, avec des roulettes. Seules quelques villes s’y étaient mises. Les gens ne captaient pas trop cette histoire de tri sélectif. Moi non plus, mais je savais qu’on n’était pas censé recycler des corps humains.
C’était mon premier cadavre. Jusque-là, je m’occupais de délits mineurs, de disputes conjugales et de trop nombreuses bagarres d’ivrognes dans des rues lugubres bordées de maisons délabrées construites par un géné- reux gouvernement d’après-guerre dans la banlieue de Springvale, loin du cœur de Melbourne, une ville plate, de plus en plus tentaculaire pas très loin au nord de l’Antarctique. Derrière un minuscule centre commercial composé d’un sex-shop, d’un bar à nouilles et d’un pharmacien discount, se cachait une ruelle en gravier. Un néon jaune à l’arrière du sex-shop dégueulait une lumière sale sur le noir de la nuit. Au-delà de cette flaque, une moquette apparemment infinie de petites rues de banlieue s’étalait jusqu’à l’océan lointain. J’entendais la rumeur sourde de l’autoroute, une six voies qui filait jusqu’au centre-ville à une heure de là. Il était tard, il faisait froid. C’était un jeudi.
Un type obèse – le propriétaire du sex-shop qui avait signalé la chose – rebondissait sur ses orteils. D’abord méfiant, il était vite passé en mode impatient. Il nous faisait signe.
« Par ici », cria-t-il.
Nous nous étions garés à l’entrée de la ruelle. Pour finir à pied. Mon partenaire, Eric, un vieux flic, aimait pénétrer en douceur sur une scène de crime. Observer.
Je distinguais un bout de corps qui dépassait de la poubelle.
Le froid durcissait les graviers. Sous nos pieds, ils faisaient des bruits secs et durs.
« Petit ? » dit Eric.
Je détestais qu’on m’appelle « petit ».
« Ouais ?
– Ça fait combien de temps que tu portes l’uniforme ? – Quatre mois. »
J’avais dix-neuf ans.
« T’as déjà vu un C ?
– C’est quoi, un C ? »
On approchait. Crunch, crunch.
« Un cadavre. »
Les flics aiment les raccourcis.
« Non. Enfin, pas humain, ajoutai-je au cas où ça pourrait servir.
– Ne les regarde jamais dans les yeux », dit-il.
On ne l’avait pas encore rejoint que le proprio du sex-shop parlait déjà.
« Alors, je sors de la boutique, vous voyez, pour rentrer chez moi, il est tard, vous voyez, et pan, elle est là. Je veux dire, faut vraiment être taré pour larguer une gamine dans une poubelle ! Je veux dire, vous voyez, c’est quoi cette merde ? »
En effet. C’était quoi cette merde ?
Eric était de la vieille école, un département de police ambulant à lui tout seul. Il avait tout vu, tout fait. Scientifique, circulation, criminelle, contact avec la population, personnes disparues... De nos jours, cha- cune de ces branches possède son propre service, mais à l’époque on mélangeait tout. La radio était dans la bagnole, à l’entrée de la ruelle. Quant aux téléphones portables, je n’en avais vu que dans L’Arme fatale et ils faisaient la taille d’une petite valise.
« Allons voir, dit-il. Mets la poubelle par terre, petit. »
Elle était tassée à l’intérieur, comme si elle s’était repliée sur elle-même. Un bras dépassait. Celui qui l’avait foutue là-dedans avait commencé par les pieds. J’ai essayé de tirer la poubelle. Une des roulettes s’était barrée. Ma mère se serait plainte auprès de la munici- palité. Je me suis dit que l’obèse s’en foutait ; on était derrière son sex-shop où personne n’aurait l’idée de s’aventurer.
J’ai incliné la poubelle pour la poser délicatement sur les graviers. Le couvercle jaune s’est ouvert. Elle était brune.
« Sors-la, petit, dit Eric.
– J’peux y aller, maintenant ? demanda l’obèse. – Non », répondit Eric.
Je l’ai sortie.
Les poubelles à couvercle jaune, c’était pour le papier, les bouteilles, les canettes. La fille sentait le carton. J’ai glissé les mains sous ses épaules et j’ai tiré lentement, par-dessus le rebord, avant de l’allonger sur le gravier.
Elle était encore tiède.
Au moment où je l’ai déposée sur le sol froid, ses cheveux ont glissé et on s’est retrouvés face à face. J’ai soufflé ; mon haleine s’est condensée devant elle dans un nuage blanc.
Les C. Le raccourci des années 1980. Maintenant, on dit « vic ».
Elle avait à peu près douze ans. Ou pas beaucoup plus.
« Comment elle s’appelle, d’après vous ? » ai-je demandé.
La question était stupide. Eric n’a pas répondu. « Petit ? Qu’est-ce que je t’ai dit ? »
J’ai levé la tête vers lui avant de la baisser à nouveau
vers la fille. Nos yeux se sont croisés et je n’ai pas osé les détourner.
Ne les regarde pas dans les yeux, m’avait-il prévenu. Parce que si tu le fais, tu vas te connecter.
C’était un bon conseil de la part d’un flic chevronné. Un conseil destiné à aider un jeune débutant à survivre. Un conseil que j’avais ignoré.
On se connecte vraiment. Pas seulement avec les victimes. La dernière personne qu’elles voient de leur vivant, c’est celle qui les tue, qui éteint tout. Et ensuite, leurs yeux morts vous voient, vous.
C’est le lien permanent avec le tueur. Il l’a fixée dans les yeux au moment où sa vie s’est arrêtée et vous arrivez juste après. Vous l’attrapez. Vous l’enfermez. Fin de l’enquête. La victime est en paix. Si seulement la paix pouvait vous trouver, vous aussi. Si seulement les vic- times cessaient d’arriver. J’étais jeune. Plus tard, j’ai appris qu’elles ne cessaient jamais d’arriver.
C’est ce conseil que j’ai encore ignoré, bien des années plus tard, quand j’ai fixé les deux paires d’yeux appartenant à deux jeunes cadavres disposés comme un patchwork, une mosaïque de bras et de jambes mêlés qui flottaient dans un peu d’eau.

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