Conversations entre amis

Auteur : Sally Rooney
Editeur : Points

Dublin, de nos jours. Frances et Bobbi, étudiantes et poètes-performeuses, rencontrent Melissa, photographe et écrivain, et son mari Nick, acteur. Ensemble, ils refont le monde, critiquent le capitalisme, prennent des photographies, écrivent, vivent. C'est le début d'une histoire d'amitié et de séduction menant à un "mariage à quatre" où la confusion des sentiments fait rage : quand Frances tombe follement amoureuse de Nick et vit avec lui une liaison torride, elle menace soudainement l’équilibre global de leur amitié.

Mais Conversations entre amis n’est pas qu’une banale histoire d’adultère : c’est avant tout le portrait attachant, empathique, des jeunes gens contemporains, ces millenials qui ne parviennent pas à trouver leur place dans le monde que leur ont laissé leurs aînés. La voix de Frances, poétique, désinvolte, parfois naïve, d’une extraordinaire fraîcheur est, par de multiples aspects, celle de sa génération.

Traduction : Laetitia Devaux
7,80 €
Parution : Mars 2021
Format: Poche
352 pages
ISBN : 978-2-7578-8271-9
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Extrait

Bobbi et moi avons fait la connaissance de Melissa lors d’une soirée poétique en ville où nous nous produisions ensemble. Melissa nous a photographiées dehors, Bobbi avec une cigarette, et moi le poignet gauche fermement tenu dans la main droite, comme si je craignais de le perdre. Melissa avait un gros appareil professionnel ainsi que plusieurs objectifs dans une valise dédiée. Elle bavardait et fumait en prenant des photos. Elle nous a parlé de notre performance, et nous, nous lui avons parlé de son travail qu’on avait eu l’occasion de voir sur Internet. Le bar a fermé vers minuit. Comme il commençait à pleuvoir, Melissa nous a invitées à venir boire un verre chez elle.
On a pris toutes les trois place sur la banquette arrière d’un taxi, puis attaché nos ceintures de sécurité. Bobbi était au centre et tournait la tête vers Melissa, si bien que je ne voyais que sa nuque et sa petite oreille en forme de cuiller. Melissa a donné au chauffeur une adresse à Monkstown. Je regardais par la vitre. De la radio, se sont échappés les mots : années quatre-vingt... pop... classique. Puis un jingle. Je me sentais tout excitée, prête pour le défi de découvrir la maison d’une inconnue. Je préparais déjà des compliments et certaines expressions de mon visage pour me montrer sous un jour charmant.

La maison en brique rouge était jumelée avec une autre. Il y avait un sycomore dans le jardin, dont les feuilles paraissaient orange et artificielles à la lueur des réverbères. J’adorais explorer chez les gens, surtout des gens un peu célèbres comme Melissa. J’ai décidé de tout mémoriser pour ensuite décrire la maison à nos amis, tandis que Bobbi confirmerait mes propos.
Lorsque Melissa nous a fait entrer, un cocker roux a surgi du fond du couloir en aboyant. Il faisait bon dans la maison éclairée. Près de la porte, une petite table avec de la monnaie, une brosse à cheveux et un tube de rouge à lèvres ouvert. Une reproduction de Modigliani dans l’escalier, un nu de femme couchée. Je me suis dit : c’est une vraie maison. Une maison où toute une famille pourrait vivre.
On a des invités, a lancé Melissa en direction du couloir.
Personne n’est venu. Nous l’avons suivie dans la cuisine. Je me souviens d’un grand compotier en bois sombre rempli de fruits trop mûrs, et d’avoir remarqué une véranda derrière. Ils sont riches, me suis-je dit. À l’époque, j’étais obsédée par les gens riches. Le chien nous avait suivies dans la cuisine, il flairait nos pieds, mais Melissa n’a pas fait cas de lui, alors nous non plus.
Du vin ? a proposé Melissa. Rouge ou blanc ?
Elle a apporté des verres à pied aussi grands que des bols et nous nous sommes assises autour d’une table basse. Elle nous a demandé comment nous avions commencé à déclamer de la poésie ensemble. Nous venions juste de finir notre troisième année à l’université, mais nous faisions ça depuis le lycée. Les examens étaient terminés. C’était la fin mai.
Melissa avait posé son appareil sur la table et l’attrapait parfois pour prendre une photo en plaisantant sur le fait qu’elle était incapable de s’arrêter de travailler. Elle a allumé une cigarette et fait tomber la cendre dans un cendrier en verre très kitsch. La maison ne sentant pas le tabac, je me suis demandé si elle fumait à l’intérieur d’habitude.
Je me suis fait de nouvelles amies, a-t-elle annoncé.
Son mari était apparu sur le seuil de la cuisine. Il nous a saluées d’un geste de la main. Le chien s’est mis à japper et à gémir en décrivant des cercles à toute vitesse.
Voici Frances, a dit Melissa. Et Bobbi. Elles sont poètes.
Il a pris une bouteille de bière dans le frigo et l’a ouverte sur le plan de travail.
Viens t’asseoir avec nous, a proposé Melissa.
Ce serait avec plaisir, mais je vais essayer de dormir un peu avant de prendre cet avion.
Le chien a bondi sur une chaise près de lui, et il a tendu machinalement la main pour lui caresser la tête. Il a demandé à Melissa si elle l’avait nourri, et elle a répondu que non. Il a pris le chien dans ses bras, l’autorisant à lui lécher le cou et le menton. Il a dit qu’il s’en chargeait et a disparu.
Nick part à Cardiff demain matin pour un film, a expliqué Melissa.
Nous savions déjà que son mari était acteur. Melissa et lui apparaissaient souvent ensemble à des événements, et des amis d’amis avaient fait leur connaissance. Il avait une belle tête imposante, et il donnait l’impression de pouvoir facilement envelopper Melissa d’un seul bras tout en repoussant des intrus de l’autre.
Il est très grand, a dit Bobbi.
Melissa a souri, comme si « grand » était un euphémisme pour quelque chose de pas nécessairement flatteur. La conversation a repris. Nous avons discuté du gouvernement et de l’Église catholique. Melissa nous a demandé si nous étions croyantes, nous avons répondu que non. Elle a dit qu’elle trouvait les mariages et les enterrements réconfortants, « un peu comme un sédatif ». Une sorte de communion, a-t-elle précisé. Il y a là-dedans quelque chose de bon pour l’individualisme névrotique. Et j’ai fréquenté une école religieuse, alors je connais la plupart des prières.

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