Pour une écologie de l'attention

Auteur : Yves Citton
Editeur : Points

À contre-pied des lamentations courantes, cet essai propose une vision d’ensemble des questions que pose le déferlement d’images et d’informations qui condamnerait notre société à un déficit attentionnel pathologique. La sur-sollicitation de notre attention est un problème à mettre au cœur de nos analyses économiques, de nos réformes pédagogiques, de nos réflexions éthiques et de nos luttes politiques. Rien ne nous condamne toutefois à une dissipation abrutissante.

Comment rediriger notre attention ? Faut-il apprendre à « gérer » nos ressources attentionnelles pour être plus « compétitif » ? Ou à nous rendre mieux attentionnés les uns envers les autres, ainsi qu’envers les défis environnementaux et sociaux qui menacent nos milieux existentiels ? Ce livre esquisse une écologie de l’attention porteuse d’alternatives à une suroccupation qui nous écrase.

Yves Citton

10,30 €
Parution : Janvier 2021
Format: Poche
416 pages
ISBN : 978-2-7578-8416-4
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Extrait

Les questions d’économie de l’attention prennent une réalité très concrète lorsqu’on se promène dans le centre-ville d’Avignon au mois de juillet. Des centaines d’affiches, suspendues ou placardées sur tous les supports imaginables, essaient désespérément d’attirer notre regard. À chaque coin de rue, des dizaines de jeunes gens, avec ou sans costumes, nous tendent des feuilles volantes promouvant leur spectacle. Certains jouent en pleine rue une scène de leur pièce. D’autres essaient d’entamer la conversation, dans l’espoir de détourner nos pas vers le garage recouvert de rideaux que leur compagnie a loué à prix d’or. Le passant est condamné au mensonge (Je repars ce soir) ou à l’impolitesse (en évitant lâchement le regard de ceux qui s’adressent jovialement à lui). Entre les mendiants qui, somnolant sur un carton, lui demandent une piécette et les histrions qui, par leur racolage hyperactif, lui quémandent un regard, il ressent presque physiquement le parallèle entre l’économie des biens matériels, qui se monnaient en termes d’argent et de survie, et l’économie des biens culturels, qui se monnaient en termes d’attention et de réputation.
Bien entendu, ces deux économies s’interpénètrent sans cesse. Si je ne fais pas attention à la présence du mendiant, je ne lui donnerai pas de piécette – tel est bien le mécanisme de défense que la plupart d’entre nous ont développé pour minimiser notre culpabilité. De même, les artistes ne vivent pas uniquement d’attention et d’eau fraîche : affiches, cartes postales et scènes de rue sont destinées non seulement à attirer notre regard vers leur spectacle, mais aussi à nous faire débourser les quelques euros du billet d’entrée. Les biens culturels sont aussi des biens matériels, et les objets matériels ne sont des « biens » qu’au sein d’un système de valorisation éminemment culturel – cette valorisation dépendant fortement de la façon dont nous distribuons notre attention.
Figure 1. Affiches du festival d’Avignon 2013 (photographie de Mélanie Giraud)
Quoiqu’elles s’entrecroisent et se nourrissent mutuellement en de multiples points, ces deux économies relèvent pourtant bien de deux logiques fondamentalement différentes. Alors que l’économie classique des biens matériels fonde ses calculs sur la rareté des facteurs de production, l’économie de l’attention repose sur une rareté des capacités de réception des biens culturels. Même si, grâce à la générosité d’un État ou d’un sponsor privé, la production des spectacles d’Avignon était assurée de façon à ce qu’ils puissent tous m’être offerts gratuitement, ma capacité à bénéficier de cette offre gratuite serait bornée par les limites de ma capacité d’attention. Alors que nos analyses économiques se sont focalisées, depuis trois siècles, sur la croissance de nos forces productives, elles doivent apprendre à tenir mieux compte de ce deuxième niveau – encore largement inaperçu – que constituent nos capacités de réception, dont notre attention est le facteur principal. C’est à ce deuxième niveau qu’est consacré cet ouvrage.

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