L'Empire islamique. VIIe-XIe siècle

Auteur : Gabriel Martinez-Gros
Editeur : Points

L’histoire de l’Empire islamique, de la mort du Prophète en 632 à l’éviction des Arabes des structures de pouvoir et à l’émergence des sultanats turcs au XIe siècle, en passant par les conquêtes, la mise en place du califat, l’éclosion et la chute des dynasties abbasside, omeyyade ou fatimide, tel est le propos de Gabriel Martinez-Gros. Mais, pour éviter le biais d’une histoire de l’Islam vue d’Occident, l’auteur convoque les sources des historiens arabes médiévaux, dont Ibn Khaldûn.

Ainsi émerge une tout autre perception de l’Empire islamique, où les dynasties se consolident dans la première génération de leur existence, atteignent leur floraison dans la deuxième, vieillissent et agonisent dans la dernière. C’est donc à une triple réflexion que nous invite ce livre admirable et singulier : d’abord sur l’histoire de l’Islam médiéval, ensuite sur la dynamique impériale, enfin sur l’écriture de l’histoire.

Gabriel Martinez-Gros est Professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.

10,00 €
Parution : Janvier 2021
Format: Poche
400 pages
ISBN : 978-2-7578-8548-2
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Extrait

Pourquoi l’historien peut‐il prétendre dire du neuf sur des périodes que tant d’autres spécialistes ont parcourues avant lui ? Parce qu’il y apporte de nouveaux documents, répondra l’histoire positiviste ; plus probablement parce que, sur les mêmes épisodes du passé, le regard de l’historien et de son lecteur change à la mesure des mutations que leur propre génération subit ou fait subir au monde. Le passé change parce que nous changeons. Il est certain que l’histoire ne trouvera pas de fin naturelle, comme le croyaient les historiens positivistes du début du siècle dernier, lorsque la masse des documents aura été totalement dépouillée2. Non seulement l’exhumation de sources nouvelles tient en effet à ce qu’on les a recherchées, précisément dans le but de mettre en cause la version de l’histoire qu’impliquaient les plus anciennes ; mais la seule interprétation de ces sources anciennes, quand bien même on ne leur ajoute rien, suffit à ouvrir un champ presque infini de réexamen et de conclusions neuves.
En un mot, l’histoire n’est pas un objet qu’on puisse séparer du sujet qui l’examine. Elle se nourrit tout autant des questions que nous lui posons que des réponses des êtres disparus auxquels nous essayons de rendre vie. Comme tout dialogue, l’histoire repose le plus souvent sur un malentendu créateur, parce que l’anachronisme de la question, qui est la nôtre, fausse la réponse, qui est celle du passé, mais lui rend aussi, comme l’angle de vue nouveau porté sur un visage, le relief où gît toute l’illusion de la vie. Il n’est pas de livre d’histoire qui puisse donc se dispenser de dire, implicitement ou explicitement, ce que sera sa question. L’exercice est d’autant plus difficile que l’historien se trompe le plus souvent sur son époque et sur ce qu’il est. Mais il y a plus à perdre à refuser ce risque qu’à le prendre.
Avouons donc que ce livre repose sur une sorte de pari : celui du changement du régime d’historicité de notre temps. François Hartog et Reinhart Koselleck parlent de « régime d’historicité » pour désigner la manière de voir le temps historique et de hiérarchiser présent, passé et futur. Pendant des millénaires, avant nos révolutions industrielle et politique, le passé fut l’indépassable, l’incomparable âge d’or, dont le présent n’était que l’écho affaibli. En accordant un milliard d’habitants à l’Empire romain (pour 50 à 60 millions au mieux selon les historiens actuels), Montesquieu en exprime encore la nostalgie au milieu du XVIIIe siècle. Entre 1750 et 1800, nous dit Tocqueville, que confirme Koselleck, le temps se retourne, et l’avenir, dont les hommes d’autrefois ne se préoccupaient guère, devient le but, la lumière et le juge du présent et du passé. « De ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle dans l’histoire du monde », aurait dit Goethe à Valmy, le 20 septembre 1792. une ère dont lui, homme déjà mûr et vaincu avec l’armée prussienne, tirait un frisson mystique à penser qu’il n’en connaîtrait qu’une part infime, et que sa vie s’achèverait, et des générations de vies après la sienne, sans jamais savoir le terme et le sens de ce gouffre immense de l’avenir qui s’ouvrait.
C’est cette « ère nouvelle » qui est sans doute sur le point de s’achever. Nous sommes précisément en passe de perdre l’avenir. Dans notre discours public, tous les jours désormais réaffirmé comme une évidence banale, une barre apocalyptique ferme notre horizon à une distance d’un demi‐siècle environ. Le « dérèglement climatique » sonnerait la trompette de notre Jugement dernier. Même ceux que l’imminence de l’extermination des espèces et de l’extinction de l’humanité laisse sceptiques constatent le ralentissement inéluctable, semble‐t‐il, de l’économie mondiale depuis cinquante ans, l’inflexion négative de la courbe du mieux vivre, qu’on avait crue par essence ascendante depuis la fin du XIXe siècle au moins. Dans les pays développés, la conviction s’enracine que les générations à venir vivront moins bien que nous. Même dans les régions émergentes, les populations vieillissent, le « rattrapage » des niveaux de production, d’urbanisation, de scolarisation des pays avancés ralentit à mesure qu’il s’accomplit.
Il est donc temps de préciser ce qui appartient sans doute en propre au mécanisme de l’histoire depuis qu’elle s’est substituée, il y a quelques milliers d’années, aux mythes fondateurs des « sociétés primitives » ; et ce qui relève de l’histoire moderne, progressive, telle que l’Occident l’a construite dans les deux derniers siècles sur l’évidence de sa centralité et des fulgurants progrès qu’elle offrait à l’humanité. C’est ce régime moderne du dévoilement d’un avenir toujours neuf et toujours meilleur qui se délite aujourd’hui, en même temps que l’hégémonie de l’histoire occidentale, défiée par la place reconquise de l’Asie et par la résistance politique de l’Islam.

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