Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout

Auteur : Alice Munro
Editeur : Points

De quoi parlent les histoires d'Alice Munro ?

De baisers donnés.

De meubles encombrants dont on ne parvient pas à se séparer.

De trahisons nécessaires.

De mots d'adieu.

De femmes déchirées entre la passion et la vie domestique, le désir d'être libre et la bonne éducation.

Neuf histoires d'amour, en somme.

La nouvelle traduction d'Agnès Desarthe restitue avec précision leur charme subtil.

Traduction : Agnès Desarthe
8,30 €
Parution : Janvier 2021
Format: Poche
456 pages
ISBN : 978-2-7578-8623-6
Fiche consultée 87 fois

Extrait

Il y a des années de cela, à l’époque où les trains assuraient encore la desserte locale, une femme au front haut constellé de taches de son et surmonté de bouclettes tirant sur le roux entra dans la gare pour demander des renseignements concernant l’expédition de meubles.
Le guichetier avait pour habitude de badiner avec les dames, en particulier les moins jolies, qui semblaient apprécier d’autant plus.
« Des meubles ? dit-il, comme si jamais personne n’avait eu pareille idée. Alors. Voyons. De quel genre de meubles s’agit-il ? »
Une table et six chaises. Une chambre à coucher complète ; un canapé, une table basse, des guéridons, une lampe sur pied. Et aussi un vaisselier et un buffet.
« Ouh là ! Mais c’est une maison tout entière.
– Ça ne devrait pas coûter tant que ça, dit-elle. Il n’y a pas d’ustensiles de cuisine et tout juste le mobilier nécessaire pour une chambre. »
Ses dents étaient massées vers l’avant de sa bouche, comme prêtes pour l’affrontement.
« C’est un camion qu’il vous faut, fit l’homme.
– Non. Je veux que ça parte en train. J’envoie tout ça vers l’ouest, en Saskatchewan. »
Elle s’adressait à lui d’une voix forte, comme s’il avait été sourd ou idiot, et il y avait quelque chose qui clochait dans sa façon de prononcer certains mots. Un accent. Il songea aux Néerlandais – les Néerlandais commençaient à s’installer dans le coin –, mais elle ne possédait pas la corpulence des Néerlandaises, ni leur joli teint rose, pas plus que leur chevelure blonde. Elle avait peut-être moins de quarante ans, mais quelle importance ? Tout sauf une reine de beauté.
Il reprit les choses de manière froidement professionnelle :
« D’abord, vous aurez besoin d’un camion pour apporter tout votre bazar ici depuis l’endroit où il se trouve. Et il vaudrait mieux qu’on s’assure que la ville où ça doit arriver en Saskatchewan est desservie. Autrement, il faudra que vous vous arrangiez pour que le chargement soit récupéré, mettons, à Regina.
– L’endroit s’appelle Gdynia, coupa-t-elle. Le train s’y arrête. »
Il saisit un répertoire couvert de taches de graisse qui pendait à un clou et lui demanda comment elle épelait ce nom. Elle prit le crayon, lui-même attaché à une ficelle, et écrivit sur un morceau de papier qu’elle avait tiré de son sac à main : GDYNIA.
« Qu’est-ce que c’est comme nationalité, ça ? » Elle dit qu’elle l’ignorait.
Il s’empara du crayon pour suivre les lignes une à une. « Y a pas mal d’endroits par là-bas où c’est rien
que des Tchèques, des Hongrois ou des Ukrainiens », fit-il. Il lui vint à l’esprit, en prononçant ces paroles, qu’elle venait peut-être d’un de ces coins-là. Et alors, ce n’était qu’un constat.
« Ah, voilà, oui, c’est bien sur la ligne.
– Oui, dit-elle. Je veux que ça parte vendredi – c’est possible ?
– On peut mettre votre chargement dans le train, mais je ne peux pas garantir le jour où il arrivera. Tout dépend des priorités. Il y aura quelqu’un là-bas pour le réceptionner ?
– Oui.
– Le train du vendredi transporte à la fois des passagers et des marchandises, il part à quatorze heures dix-huit. Faut prévoir un camion le matin. Vous habitez en ville ? »
Elle hocha la tête tout en inscrivant son adresse. 106 Exhibition Road.
Cela faisait peu de temps que les maisons avaient été numérotées et il ne se représentait donc pas le bâtiment, quoiqu’il sût où se trouvait Exhibition Road. Eût-elle prononcé le nom McCauley à cet instant qu’il s’y serait intéressé bien davantage ; les choses auraient alors tourné autrement. Il y avait pas mal de nouvelles maisons par là-bas. Elles avaient été construites après-guerre, même si on les désignait comme les « préfabriqués de la guerre ». Il se dit qu’il devait s’agir de l’une de ces baraques.
« Vous paierez au moment du départ, lui dit-il.
– Je voudrais aussi un billet pour moi, dans le même train. Vendredi après-midi.
– Même destination ?
– Oui.
– Vous pouvez aller jusqu’à Toronto avec ce train-là,
mais après, il faudra que vous preniez le transcontinental. Il part à dix heures et demie du soir. Vous voulez voyager en wagon-lit ou dans un compartiment ordinaire ? En wagon-lit, vous aurez une couchette, dans un compartiment ordinaire une place assise. »
Elle répondit qu’elle voyagerait assise.
« Vous patienterez en gare de Sudbury pour le train en provenance de Montréal, mais c’est pas la peine de descendre, ils décrocheront les voitures et les raccrocheront à celles qui viennent de Montréal. Puis ce sera Port Arthur et Kenora. Vous resterez dans le train jusqu’à Regina, et là vous descendrez pour prendre l’omnibus. »
Elle acquiesça comme pour lui faire comprendre qu’elle désirait simplement qu’il s’active et lui donne son billet.
Sans se presser, bien au contraire, il précisa : « Mais je ne peux pas vous promettre que vos meubles arriveront en même temps que vous, ce sera plutôt un jour ou deux après. Question de priorités. Quelqu’un viendra vous chercher ?
– Oui.
– Parfait. Parce que ce sera pas une gare à proprement parler. Les villes, là-bas, c’est pas comme ici. Elles sont assez rudimentaires en général. »
Elle paya, tirant les billets d’un rouleau serré dans une pochette en tissu qu’elle avait sortie de son sac. Comme une vieille dame. Elle compta sa monnaie également. Mais pas comme l’aurait fait une vieille dame – elle garda un instant les pièces au creux de sa main et les examina rapidement, mais il était clair qu’elle distinguait le moindre penny. Puis elle tourna les talons grossièrement, sans dire au revoir.
« À vendredi », lança-t-il.
Elle portait un long manteau d’une couleur indéfinie, par ce tiède après-midi de septembre, ainsi qu’une paire de lourdes chaussures à lacets avec des socquettes.
Il se versait un café avec son thermos, lorsqu’il la vit revenir soudain. Elle flanqua un coup du plat de la main sur le comptoir.
« Les meubles que je vous confie, dit-elle. Ils sont en parfait état, comme neufs. Pas question qu’ils soient éraflés, cognés ou abîmés de quelque façon que ce soit. Je ne veux pas non plus qu’ils sentent le bétail.
– Oh, vous savez, répondit-il. Les chemins de fer sont assez habitués à transporter des choses et ils n’utilisent pas les mêmes voitures pour les meubles et pour les cochons.
– Je tiens absolument à ce qu’ils arrivent exactement dans le même état que celui où ils seront au moment de quitter la ville.
– Écoutez, madame, quand vous achetez des meubles, ils sont dans un magasin, n’est-ce pas ? Mais est-ce que vous vous êtes déjà demandé comment ils étaient arrivés là ? Ils n’ont pas été fabriqués sur place, je me trompe ? Non. Ils ont été assemblés dans une usine je ne sais où, puis acheminés jusqu’au magasin, et il y a de grandes chances que ce soit en train. Donc, dans ce cas, est-ce que ça ne prouve pas que les chemins de fer savent en prendre soin ? »
Elle ne cessait de le regarder sans sourire ni reconnaître l’irrationalité toute féminine de son inquiétude.
« J’espère bien, dit-elle. J’espère qu’ils savent ce qu’ils font. »

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