Chaud brûlant

Auteur : Bill Buford
Editeur : Points
En deux mots...

Les aventures d’un amateur gastronome en esclave de cuisine, chef de partie, fabricant de pâtes fraîches et apprenti chez un boucher toscan, amoureux de Dante.

Traduction : Isabelle Chapman
8,70 €
Parution : Novembre 2021
Format: Poche
504 pages
ISBN : 978-2-7578-9131-5
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Présentation de l'éditeur

Un écrivain, à l'âge honorable de cinquante ans, s'engage comme marmiton dans la cuisine du restaurant du célèbre Mario Batali à New York. Guidé par la passion, il en vient à traverser l'Atlantique pour s'initier à la fabrication des pâtes fraîches, puis à la découpe de viande chez un boucher talentueux mais excentrique en plein cœur de la Toscane, dans les collines du Chianti. Buford nous régale de pensées dont la saveur n'a rien à envier à celles des tortelli di zucca.

Extrait

J’eus un premier aperçu de ce que les amis de Mario Batali appelaient « le mythe Mario » un samedi soir glacial de janvier 2002, alors que je l’invitai à un dîner d’anniversaire. Batali, le chef et copropriétaire du Babbo, un restaurant italien à Manhattan, est un cuisinier si célèbre et si talentueux qu’il est, à l’en croire, rarement invité chez les autres pour un repas, et de fait il se donna beaucoup de mal pour se conduire en invité reconnaissant. Il apporta sa propre grappa aromatisée au coing (ce jus de raisin râpeux distillé en fin de vendanges et que l’ajout du fruit rend presque buvable) ; un pot de nocino maison (même principe, mais avec des noix) ; une brassée de bouteilles de vin ; et une épaisse tranche blanche et compacte de lardo, morceau d’échine d’un porc très gras, qu’il avait lui-même fait sécher avec des herbes et du sel. J’étais ce qu’une bonne âme appellerait un cuisinier enthousiaste, plus zélé que compétent (autrement dit, désireux de bien faire, mais ne sachant pas vraiment par où commencer), et je ne suis pas encore revenu d’avoir eu le culot de convier à ma table quelqu’un de la réputation de Mario Batali ainsi que six personnes se réjouissant à la perspective d’assister à ma déconfiture. (Mario était un ami de l’ami qui fêtait son anniversaire, et je m’étais dit – pourquoi ne pas l’inviter lui aussi ? –, mais quand, ô merveille des merveilles, il accepta et que j’annonçai la nouvelle à ma femme Jessica, cette dernière tomba à la renverse : « Mais qu’est-ce qui t’a pris d’inviter à dîner chez nous un chef aussi prestigieux ? »)
En l’occurrence, tout se passa presque sans histoire, Mario ayant pris soin d’étouffer dans l’œuf toute velléité culinaire de ma part. Quand il m’indiqua que seul un merdeux fait reposer sa viande en l’enveloppant, une fois cuite, dans du papier aluminium, je rendis allègrement les armes et le laissai dès lors me montrer la marche à suivre. De toute façon, à ce moment-là, Batali avait déjà pris la direction des opérations. Peu après son arrivée, il avait émincé le lardo en très fines tranches et, dans une stupéfiante démonstration d’intimité, les avait déposées une à une sur nos langues en murmurant qu’il nous fallait laisser fondre la graisse dans la bouche afin d’en goûter toute la puissance. Le lardo provenait d’un cochon qui, au cours des derniers mois d’une vie pesant trois cent cinquante kilos, n’avait été nourri que de pommes, de noix et de crème (« Ma plus belle chanson en clé de porc »), et Mario nous convainquit que, la graisse se liquéfiant, nous percevrions les saveurs du régime joyeux de la bête – là, à l’arrière de notre bouche. Personne ce soir-là n’avait encore consciemment mangé de la graisse pure (« Au restaurant, je dis aux serveurs de l’appeler du prosciutto bianco »), et lorsque Mario nous eut persuadés de nous resservir une deuxième fois, chacun de nous avait le cœur qui battait à tout rompre. Mario Batali se révéla un buveur d’une diligence impressionnante – il fit remarquer dans la conversation que, lors de voyages en Italie en compagnie de son associé, Joe Bastianich, ils avaient, à eux deux, plus d’une fois fait un sort à une caisse entière de vin au cours d’un seul dîner –, et même si aucun d’entre nous, me semble-t-il, ne jouissait d’une descente pareille, nous avions à ce stade tous très soif (à cause du lardo, du sel et de la chaleur humaine dégagée par ces excès de jovialité) si bien que, dans l’allégresse, nous nous surprîmes à lever le coude de plus en plus souvent. Je ne sais pas.
Je ne me rappelle plus très bien. Il y avait aussi la grappa et le nocino, et une des dernières images que je garde de cette soirée est celle d’un Batali à trois heures du matin – un gros costaud périlleusement penché en arrière, les yeux fermés, la queue de cheval rousse se balançant en cadence dans son dos, une cigarette éteinte pendouillant au coin de la bouche, les Converse montantes rouges battant le plancher – qui gratouillait une guitare invisible sur Southern Man de Neil Young. Batali avait quarante et un ans, et je me souviens de m’être dit que c’était bien la première fois que je voyais un homme dans la force de l’âge jouer de l’« Air Guitar ». Il dénicha ensuite la bande-son de Buena Vista Social Club, se lança dans une salsa avec une des invitées (qui ne tarda pas à s’effondrer dans les bras d’un canapé), passa à son petit copain, lequel fit le mort, changea pour un CD de Tom Waits, lava la vaisselle et balaya par terre en chantant à tue-tête. Non sans m’avoir rappelé l’arrangement que nous avions conclu pour le lendemain – lorsque j’avais invité Batali à dîner, il m’avait aussitôt renvoyé l’ascenseur en me conviant à venir assister avec lui à un match des New York Giants, à titre d’invités spéciaux du commissaire de la National Football League, lequel commissaire avait récemment mangé au Babbo –, il s’en alla accompagné de trois de mes amis, à qui il jurait qu’il connaissait comme sa poche les boîtes ouvertes jusqu’à cinq heures du matin dans le bas de la ville, où ils seraient sûrs de finir la nuit en beauté. Ils échouèrent au Marylou’s dans le Village – selon les propres termes de Batali, « une boîte branchée où tu peux avoir tout ce que tu veux à n’importe quelle heure de la nuit, et où tout est dégueulasse ».

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