Et tournera la roue

Auteur : Selahattin Demirtas
Editeur : Points

Quatorze nouvelles, de l’intime au politique, nous font découvrir la société turque : les inégalités, les genres, les minorités et leurs rêves. Quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, on les reconnaît, ces gens ordinaires qui incarnent un jour une forme de résistance. Avec lucidité, humour et bienveillance, Selahattin Demirtaş dresse un tableau d’une Turquie authentique, d’ouest en est, du nord au sud, pour le meilleur et le pire.

Selahattin Demirtaş est un Kurde de Turquie. Il est incarcéré depuis le 4 novembre 2016 en Turquie et encourt une peine de 183 ans. Entre 2014 et 2018, il a été le leader incontesté du HDP (Parti démocratique des Peuples), un parti d'opposition progressiste pro-kurde et féministe dont il reste un activiste important depuis sa cellule. En prison, il est devenu écrivain notamment avec L’Aurore, traduit dans une douzaine de langues.Il est nommé pour le prix Nobel de la paix en 2019.

Selahattin Demirtaş est un Kurde de Turquie. Il est incarcéré depuis le 4 novembre 2016 en Turquie et encourt une peine de 183 ans. Entre 2014 et 2018, il a été le leader incontesté du HDP (Parti démocratique des Peuples), un parti d’opposition progressiste pro-kurde et féministe dont il reste un militant important depuis sa cellule. En prison, il est devenu écrivain notamment avec L’Aurore, traduit dans une douzaine de langues.

Traduit du turc par Emmanuelle Collas
6,70 €
Parution : Octobre 2021
Format: Poche
192 pages
ISBN : 978-2-7578-9135-3
Fiche consultée 93 fois

Extrait

La roue finira bien par tourner

Les roues de la jeep produisaient un étrange chuintement sur l’asphalte enneigé. C’était comme une musique, à peine perceptible, qui s’échappait d’une radio grésillante et se mêlait au vrombissement du ventilateur soufflant de l’air chaud. Aucun bruit ne parvenait à Salim Bey et, au fur et à mesure que l’état de la route se détériorait, il serrait de plus en plus fort le volant. Quand il arriva à Erzurum, cela faisait à peine une demi-heure qu’il était monté dans la voiture de location. En décembre, il n’est pas raisonnable de chercher à gagner les villages de cette région montagneuse. N’importe qui vous le dirait. La femme et le fils de Salim Bey n’avaient pas réussi à l’en dissuader. Aussi avait-il pris le premier avion à l’aéroport d’Istanbul. Quand ils lui avaient demandé la raison pour laquelle il devait se rendre à Erzurum, il avait prétexté que c’était pour un procès. Mensonge. Ces dernières semaines, il était tellement dépressif, anxieux et, de surcroît, insomniaque que son épouse, Süheyla Hanım, s’était inquiétée. Mais elle avait eu beau insister, elle n’avait pas réussi à lui tirer les vers du nez. En outre, Süheyla Hanım était tendue et accablée par le brusque accident de la route que leur fils Kerem avait eu, un mois auparavant. Salim Bey était avocat. Ce jour-là, il était à son bureau lorsqu’il avait appris la nouvelle. Il se débattait avec les dossiers à traiter, les documents à signer...
Quand on lui dit ce qui s’était passé, il crut son fils mort et il s’effondra en se tenant la poitrine. Aussitôt, ses associés le firent transporter à l’hôpital. Et sa femme, lorsqu’elle comprit qu’il n’avait pas fait de crise cardiaque, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, s’évanouit sous le choc. Une fois qu’il eut récupéré, Salim Bey courut voir son fils mais celui-ci était en soins intensifs. Il ne put rester près de lui que quelques minutes. Kerem était revenu d’entre les morts. Il reposait sur son lit, enveloppé de bandages. De ce jour, Salim Bey, dont le cœur était déchiré par une intense souffrance, ne cessait de se tourmenter. Il y avait autre chose. Il ne l’avait pas ressenti à ce moment-là mais ça le taraudait depuis longtemps. Le regard abattu, les blessures et les contusions de Kerem avaient réveillé quelque chose qui dormait au plus profond de lui et qu’il n’avait jamais voulu affronter. Un souvenir qu’il voulait oublier... Et pourtant, si on lui avait demandé ce qu’il avait, il n’aurait pu dire que cela. Un jour, un malaise était insidieusement revenu à la surface et, dès lors, rien n’allait plus pour Salim Bey. Incapable de dormir et de travailler, il s’était mis à errer sans fin dans la maison, comme un fou. Puis il avait annoncé : « J’y vais » et, après avoir rassemblé quelques vêtements dans une petite valise, il était parti pour Erzurum. Dès qu’il avait atterri, il avait téléphoné à sa femme, comme convenu, et lui avait dit qu’il devait passer une nuit à Erzurum mais qu’il serait de retour à Istanbul le lendemain. Puis il avait pris la route pour le district de Karayazı, dans le véhicule qu’il avait loué à l’aéroport.
Au fur et à mesure qu’il s’éloignait du centre-ville, les flocons se faisaient plus denses. Une tempête se levait. Plus il roulait, plus la neige recouvrait à perte de vue les massifs environnants. D’une blancheur immaculée, qui contrastait avec la noirceur des pics rocheux, elle s’étendait sur tout. Le spectacle était extraordinaire, impressionnant. Sur des kilomètres, pas un signe de vie, à l’exception des maisons d’un hameau, qui, bâties à flanc de montagne, attirèrent son attention. Sur la chaussée, la couche s’épaississait. Pendant une bonne distance, il ne croisa aucun véhicule. Rien. Personne n’aurait pris la route par un temps pareil, sauf en cas de nécessité absolue. Mais Salim Bey n’avait pas une minute à perdre. De toute façon, il n’avait pas le choix : il devait se rendre au village ce jour-là et se confronter à sa conscience et à son passé. Cela faisait longtemps qu’il savait que, s’il n’y allait pas, il ne connaîtrait jamais la sérénité. Cette honte, qu’il avait ressentie au fil des ans, qu’il avait refoulée, ignorée, lui était revenue en pleine figure avec l’âge. Salim Bey avait complètement perdu le goût de vivre, et cela de manière irréversible. S’il n’avait pas eu si peur de perdre Kerem, peut-être ne se serait-il pas souvenu de tout ça.
C’est à midi qu’il arriva enfin dans le district de Karayazı. La tempête s’était calmée, les flocons virevoltaient dans le vent léger et fondaient, sitôt qu’ils effleuraient le pare-brise. Un tracteur muni à l’avant d’une pelle progressait en dégageant la chaussée sur la nationale. Salim Bey put le suivre en roulant au pas jusqu’à la sous-préfecture. C’était une sacrée tempête. Cela faisait vingt-cinq ans qu’il n’était pas venu ici et pourtant, en une génération, pratiquement rien n’avait changé. Le centre-ville était toujours le même, les boutiques aussi, au rez-de-chaussée des mêmes immeubles. Karayazı était égale à elle-même. On aurait dit que les gens non plus n’avaient pas changé. C’était comme si le temps s’était figé à Karayazı, à l’instant où Salim Bey était parti comme ça, par un jour de neige, en plein hiver, et comme si, avec son retour, le centre-ville recommençait à s’animer.
Les commerçants déblayaient le seuil de leur magasin. Hormis les passants couverts d’un gros manteau et emmitouflés dans leur keffieh, il y avait peu de monde sur les trottoirs et les avenues étaient désertes. Sur la place, les cafés d’autrefois étaient bondés, comme à l’accoutumée. Sans se soucier des autres conducteurs, Salim Bey ralentit pour essayer de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il se rappela combien il aimait jouer aux dominos, près du poêle à bois qui crépitait. Lors de sa première mutation, il était allé à plusieurs reprises dans ce café, où il avait disputé quelques parties avec les paysans du coin. Ensuite, sur le conseil du sous-préfet et du chef de la gendarmerie, il n’y avait jamais plus remis les pieds. À l’époque, Salim Bey n’était pas un procureur puissant, seulement un procureur de la République jeune et idéaliste, qui venait d’entamer sa carrière. Il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour se faire connaître et y devenir un homme honorable et influent. Peut-être existait-il ici des gens qui se souviendraient malgré tout de lui. Il avait vieilli. Il était chauve. Ses joues étaient creuses et son visage marqué par le poids des années. À l’époque, il ne portait pas le bouc comme maintenant. À vingt-sept ans, il était l’un des plus jeunes procureurs de Karayazı. Il reconnaîtrait Hasan Sürgücü au premier regard mais il se demanda si ce dernier le reconnaîtrait, lui, après tout ce temps. Probablement pas, mais il se présenterait et il lui dirait tout, pas à pas, faute de quoi il ne se libérerait jamais de ce fardeau.

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