Juliette Gréco - Entrer dans la lumière

Auteur : Francoise Piazza
Editeur : L'Archipel

« Si tu t’imagines », « Les Feuilles mortes », « Jolie môme », « Un petit poisson, un petit oiseau », « Déshabillez-moi »… Juliette Gréco incarne l’esprit de Saint-Germain-des-Prés, entre gouaille et sophistication.

Quand elle la rencontre en 1968, Françoise Piazza a dix-neuf ans et Juliette quarante et un. Ce jour-là, entre la jeune fille et la chanteuse débute une longue amitié qui jamais n’a faibli. Au fil des années, de concerts en tournées, elle devient une proche tant de l’artiste que de la femme.

Son témoignage, habité de souvenirs et de confidences, dévoile une Juliette intime, loin de la statue que lui ont dressée ses admirateurs du monde entier.

20,00 €
Parution : Janvier 2020
288 pages
ISBN : 978-2-8098-2775-0
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Extrait

La vie chagrin

1927. Heurtebise, le bateau de Jean Cocteau, ne quitte presque plus la rade de Villefranche-sur-Mer: le poète pleure Raymond Radiguet, fusillé par les soldats de Dieu le 12 décembre 1923. Au balcon de sa chambre de l’hôtel Welcome, il ne quitte pas des yeux la Méditerranée, « son cobalt, ses saphirs, ses turquoises ». À Paris, les Pitoëff jouent Orphée, et tentent en vain de rallumer au fond de ses yeux le soleil qui chavire. La Ville lumière s’enfièvre chaque soir pour une très jeune danseuse venue tout droit du Missouri et que l’on surnomme déjà «la Vénus d’ébène»: Joséphine Baker. Sous le ciel des États-Unis, une toute jeune femme native du Kansas est devenue la jazz baby des années folles: Louise Brooks. Symbole de paix et de fraternité, un oiseau géant abolit l’océan. Quand ses ailes se déploient, elles relient la France à l’Amérique, et quand le Spirit of St. Louis s’immobilise au bout de la piste, dans un nuage de poussière, le jeune Charles Lindbergh en descend, tout auréolé du prestige des jeunes dieux du ciel.
Le 6 février, salle Gaveau, un petit virtuose de dix ans prend son envol sur le violon des sortilèges. Quand le rideau tombe, il revient au bord des étangs de Ville-d’Avray, il y retrouve un jeune prince de sept ans, très beau, très doué lui aussi, auquel il dit l’ivresse des rappels et des bravos. L’enfant l’écoute, attentif, émerveillé. Lui aussi inscrira son nom en lettres d’or au fronton de ce siècle. L’enfant prodige, c’est Yehudi Menuhin. Dans quelques mois, le 25 novembre, il jouera le triple concerto de Beethoven à Carnegie Hall, avec le New York Symphony Orchestra. Son jeune ami, dont la mère, musicienne, joue Erik Satie, Claude Debussy ou Maurice Ravel à la harpe et au piano, se prénomme Boris, en hommage à Boris Godounov, de Moussorgski, et son père est Paul Vian, que la crise de 1929 privera d’une grande partie de sa fortune. Le petit garçon choisira bientôt, comme petite sœur pour la vie, l’enfant qui voit le jour au 2 de la rue Doria, dans le quartier des Arceaux, à Montpellier, petite flamme qui s’allume, fragile déjà, en ce 7 février : Juliette Gréco, seconde fille de Juliette Lafeychine et Gérald Gréco, après Charlotte, née en 1924. Malvenue, dira-t-elle, pour n’être pas un garçon. «On m’a retournée. Ce n’était que moi.»
Dans certaines chansons de Jacques Brel, les enfants rient à n’en savoir que faire, les enfants s’endorment de l’or sous les paupières... Juliette ne leur ressemble pas. Des trois premières années passées dans sa ville natale, elle se souvient seulement du marchand de glaces des jardins du Peyrou, et des arbres centenaires qui se déployaient autour d’elle, esquissant un décor de conte de fées. L’amour n’est pas au rendez-vous. La tendresse non plus. «Tu es l’enfant d’un viol. Tu es une enfant trouvée, lui répète sa mère. Je t’ai achetée à des romanichels.» «Je l’aimais. Elle aimait les roses. Comme je vous ai attendue, ma mère ! C’est le temps, l’espace d’un cri, d’un hurlement muet. Brisé1. » Seule source de réconfort: sa sœur Charlotte, son aînée de trois ans. Leur père, Louis Gérald Gréco, policier corse qu’elle décrit comme «un très bel homme aux yeux d’or », a la haute main sur la police des jeux de la ville, en cette fin des années 1920, et c’est ainsi que Juliette a vu le jour en ce lieu qui ne sera qu’une halte vite oubliée. Un jour, par hasard, j’ai trouvé deux photos de ce père absent : « Je n’en veux pas. Trop de chagrin. Trop de douleur. » Et voilà que Juliette me raconte cet après-midi sur la plage, où elle est entrée dans l’eau sans savoir nager. Elle a quatre ans, cinq peut-être, elle ne sait plus. Le commissaire de police ne veut pas risquer d’abîmer ses superbes chaussures toutes neuves. Un estivant se chargera bien de secourir l’enfant. «J’en ai gardé très longtemps une peur terrible de l’eau.» Un autre jour, la portière arrière de la voiture qu’il conduit s’ouvre inopinément et sa fille glisse sur le sol. Il met un certain temps avant de s’apercevoir qu’elle n’est plus là.
Juliette ne verra qu’une quinzaine de fois Gérald Gréco, qui a trente ans de plus que sa femme. Mariés en 1922, son père et sa mère divorceront dix ans plus tard. Elle évoquera très rarement son souvenir: «Les rares fois où je l’ai vu, il me regardait fixement et il disait: “Tu ressembles à ma mère, tu es une vraie femme corse !” Il était très beau, il avait des yeux jaunes de tigre, superbes, dont a hérité ma sœur. Il était probablement très intéressant, mais il ne m’a pas laissé le loisir de le savoir.»

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