Quelques gouttes de sang sur le bureau du maire

Auteur : Hubert Huertas
Editeur : L'Archipel

Dans une métropole du sud de la France, à l’approche des municipales de mars 2020, les amis du maire sortant tombent les uns après les autres : mort «naturelle», empoisonnement, exécution. Candidat à sa réélection, Louis Bérisha a été élu douze ans auparavant dans des conditions troubles.

La commissaire Naïma Zidani, née dans les quartiers pauvres de la ville, et son ami d’enfance, le journaliste Alex Carbonier, mènent l’enquête dans les milieux politiques, économiques, syndicaux et médiatiques. Un monde, parfois à la lisière du banditisme, dont les acteurs se soutiennent et se combattent tout à la fois.

C’est le début d’une traque ébouriffante, de fausses pistes en révélations, Alex et Naïma étant même prévenus des crimes avant qu’ils ne soient perpétrés. Que signifient ces liquidations, millimétrées comme des opérations de communication ?

Un scénario de politique-fiction dangereusement proche de la réalité.

19,00 €
Parution : Janvier 2020
272 pages
ISBN : 978-2-8098-2778-1
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Extrait

Un cercueil de compétition
Jeudi 24 octobre 2019

Voilà qu’ils recommençaient, même au cimetière Saint-Zacharie. Infatigables, les photographes me mitraillaient comme si le gratin de la ville s’était déplacé pour mes yeux noirs et mes cheveux frisés. Je volais la vedette à l’acteur central du jour, l’ancien syndicaliste allongé dans un costume de bois plus brillant que la galerie des Glaces, feuillage de bronze encerclant les poignées, pyramide à degrés cascadant sur le couvercle, christ en croix se cambrant sur le sommet.
« Quel joli temps pour se dire au revoir », aurait pu chanter Barbara : il faisait un soleil de rêve en ce mois d’octobre, bien chaud mais pas brûlant, comme chaque année avant la bascule de l’hiver. Le vent était tranquille, le ciel transparent, et la mer d’huile caressait l’horizon tandis qu’une odeur de gazon fraîchement tondu montait des allées. La famille n’avait pas regardé à la dépense. Les adieux au mari, père, grand-père, et parrain selon la rumeur, s’étaient hissés à la hauteur de ses conquêtes.
Ci-gisait Dominique Acquaviva, parti de rien et devenu prince des ordures ménagères à la force du poignet, des coups de main et, je le parie, du doigt sur la détente. À la force des grèves aussi, qui transformaient périodiquement les rues en décharges municipales, du temps de l’ancien maire. Par la suite, ce nouveau riche jeta son dévolu sur les incinérateurs de la région, quand les communes se mirent à brûler les déchets plutôt que d’offrir leur fermentation aux mouettes, et leur puanteur aux riverains.
Ami intime du maire Louis Bérisha depuis toujours, il l’avait fait élire en 2008, dans des conditions assez spéciales, et il voulait encore assister son « frère de sang » pour la prochaine municipale, au printemps 2020. En bref une carrière exceptionnelle, pour une vie qui venait officiellement de s’achever sans histoire, dans un lit, à l’âge de soixante-quatorze ans, après un malaise cardiaque. Son pacemaker avait eu un coup de chaud, et ce défaut mécanique faisait un peu jaser. « Mort accidentelle quoique », disaient les initiés sur les terrasses du port, avec des moues de connaisseurs. Pour l’immédiat, cet amateur de bagouzes et de grosses bagnoles filait vers son caveau à la vitesse de la flânerie, dans un cercueil profilé, quasiment la Ferrari des disparus.
L’assistance de notables en prenait plein les yeux avec cette bière de compétition, mais c’est moi que les photographes assiégeaient. La presse ne se lassait pas de ma récente promotion, moi l’enfant des quartiers sud, Naïma Zidani, quarante ans, immigrée de la deuxième génération, devenue commissaire divisionnaire et revenue dans sa ville. Non seulement je ne portais pas le voile, non seulement je n’adoptais pas le débit des rappeurs, non seulement je n’avais pas été tentée par le voyage en Syrie, mais j’avais dans la poche une licence d’histoire de l’art et un doctorat en droit. La fliquette inattendue, quoi. L’incarnation de la République là même où mes copains d’enfance, selon la chronique et les discours habituels, imposent la loi des rues.

Je venais de passer en prime time sur France 2 dans une émission spéciale consacrée aux difficultés de l’intégration en France, et j’incarnais jusqu’à l’indigestion le symbole d’une réussite qu’on promenait comme à Barnum. Dont on guettait les premiers pas surtout, et les premières difficultés. J’aurais pu tourner voleur, et j’étais le gendarme. Et comme le sillage du disparu n’était pas l’allée des enfants de chœur, dans une ville qui se rêve en centre du monde mais incarne plutôt son Milieu, ils guettaient le choc des civilisations. La beurette, comme ils disent, et les quarante voleurs ! Comment allais-je m’y prendre face aux gros bras du pouvoir politique ?
Ils spéculaient. Ils anticipaient. Ils fantasmaient. Ils inventaient des intrigues dans lesquelles les puissants du moment se liquidaient entre eux, comme des truands. Ils imaginaient qu’Acquaviva avait été assisté pour passer l’arme à gauche et je ne voulais pas y croire. C’est si facile de divaguer sur des mystères de comptoir quand le parcours du décédé vous invite au fantasme. Je me voulais rigoureuse, attentive aux faits, méfiante avec mon imagination, distante avec mes sympathies, prudente avec mes antipathies. Louis Bérisha, maire depuis onze ans, portait toujours une chaîne en or sous sa cravate, et des chaussures bicolores, mais ça ne transformait pas une crise cardiaque en homicide. En cette journée d’été indien, face au cortège funèbre, je ne voulais voir que des notables en costume, accompagnant un mort banal dont le cœur avait bêtement lâché, ce qui décevait les journalistes.
Mais ils n’en démordaient pas. Ils observaient leur proie, et leur proie c’était moi. Sous les cyprès centenaires, au pied des tombes, dans ce jardin paisible, les envoyés spéciaux n’avaient qu’une obsession. Dégainer leurs micros, une fois le cercueil enfoui, et m’assaillir de questions sur les affaires municipales, les prochaines et surtout les anciennes. Voir comment la petite Zidani des quartiers sud s’y prendrait face aux maîtres de la ville.
Tout ce ramdam à cause de ce crétin d’Alex Carbonier, le reporter vedette du grand journal du Sud, La Méditerranée. Un traîne-savates incontrôlable que je connais depuis la sortie de l’enfance, et pour qui, je l’avoue, j’éprouve quelques faiblesses. On a pour ainsi dire débuté en même temps, lui pigiste à la locale et moi policière stagiaire. Il venait soir et matin pour gratter les faits divers, je lui donnais des tuyaux, en me demandant parfois s’il ne les revendait pas aux petits malfrats qu’il fréquentait déjà. Mais comme il m’en fournissait d’autres, je ne cherchais pas à comprendre. Échange de bons procédés. On est tous les indics d’un indic, et dans son milieu comme dans le mien, la frontière est incertaine entre le vice et la vertu. Quand on cherche des infos, le risque est grand de ne pas sentir la rose. Les vérités sont comme les rats, elles traînent au fond des poubelles, rarement dans les parfumeries. J’ai veillé à ne pas franchir la ligne, et j’espère que Carbonier a nourri les mêmes scrupules, mais je ne mettrai pas ma main au feu.
Je l’aime bien, ce plumitif. Une faiblesse maternelle, bien que nous ayons le même âge. Quand il fait le siège de mon bureau pour une affaire sensible, en faisant mine de parler de la pluie et du beau temps, je le vois venir à cent lieues à la ronde et le remballe en l’appelant par son petit nom :
— Maisoui,Alex,jesais,tuvienspourlamétéo.
Je lui fais la bise et il s’en va, ronchon, mais sa colère m’attendrit. Mon cœur de mère qui n’a pas eu d’enfant s’émeut de son dépit d’adolescent. C’est en tout cas l’histoire que je me raconte, car il m’est arrivé, je l’avoue, de nourrir en sa présence, et même en son absence, quelques désirs parasites. Dès qu’il est seul et sans info, sans papier à écrire, sans scandale à révéler, il déprime comme un petit que sa maman n’aime plus, et m’invite à dîner. Si je refuse, il traîne jusqu’à point d’heure dans les bars ou les boîtes pour tromper ses insomnies, et se couche à l’aube quand il est sûr de les avoir assommées, à coups de fatigue et d’autres choses.
Depuis la mort d’Acquaviva il frétille, l’œil vif et le teint frais. Il a mis le feu en ville, avec sa nécrologie. Il n’a pas pu s’empêcher d’écrire un papier hypocrite, à partir de pas grand-chose, pour annoncer la nouvelle. Son article a semé l’incendie sur le boulevard du Port. À l’entendre, il a « juste » énuméré la biographie du disparu. Comment Acquaviva, déjà puissant, avait paralysé la ville pendant la campagne municipale de 2008, comment on l’avait soupçonné du meurtre d’un élu de l’ancienne majorité, comment il avait retourné le scandale en déclenchant un contre-scandale, comment il avait eu la peau de l’ancien maire, Gaston Cazenave, comment il avait envoyé son directeur de cabinet en prison, comment il avait porté à l’hôtel de ville son vieux complice Louis Bérisha. « Juste ça ». Juste le drame que nous avons partagé, douze ans plus tôt. Un papier parfaitement factuel et sans arrière-pensées, assurait-il en exagérant son accent provençal. Il avait à peine remarqué que le décès du patron du ramassage des ordures et des incinérateurs survenait à l’approche des prochaines municipales « par la coïncidence d’un destin malicieux ».
— J’ai rapporté des faits, rien que des faits, m’avait-il lancé avec une tête à double sens, à l’entrée du cimetière.
Puis il avait ajouté :
— Viensmevoiraprèsl’inhumation...

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