Les bois dormants

Auteur : Fabienne Juhel
Editeur : Editions du Rouergue

Depuis toujours, elle s'est perdue. Bébé, ses parents l'oublient dans une fête foraine. Fillette, elle s'égare avec plaisir dans les bois. Trente ans plus tard, à l'hôpital, on la dit perdue. La tumeur, une étoile accrochée à son cerveau, l'a fait basculer dans un univers d'anges et d'ogres. Quelque chose de son enfance lui est revenu. Qu'on lui laisse oublier la rentrée des classes. Elle est partie cueillir des mûres. C'est son dernier été.

14,20 €
Parution : Août 2007
157 pages
ISBN : 978-2-8415-6862-8
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Extrait

La fête foraine

Je me suis perdue. Ça devait arriver. Je me perdais souvent, avant.
Une histoire commencée très tôt avant de devenir une habitude. Une humeur aussi. Un petit héritage de famille en somme. Pas grand-chose. Un legs que personne ne vous jalouse. Et qu'on empoche. Pas la peine, pour le coup, de le formuler dans les clauses testamentaires.

Deux semaines après ma naissance, mes parents me perdent à une fête foraine.
Pas vendue ni échangée contre des tickets gratuits, mais perdue, égarée, oubliée seulement.
Le stand de tir entre la pieuvre et la grande roue. Le couffin posé sur le comptoir, Mère s'essaye à la carabine. Elle est plutôt douée, les hommes admiratifs. Père déborde de peluches géantes. Une marchandise bon marché, achetée par les forains en Roumanie. Couleurs criardes et bouches cousues. Les peluches ne sont pas des indics.
Sur les étagères des stands, les jouets clandestins font du gringue aux enfants des villes. Ils sont malins, les jouets. Mais leur gigantisme cache des vices de forme. Des oreilles de traviole, des bras dissymétriques, des teintes qui bavent.
Les bras chargés de lots atteints des pires malformations, Père a l'allure d'une créature monstrueuse remontée des origines.
Et Père serait inquiétant s'il n'était pas si ridicule. Il faut être Mère pour l'aimer encore.

Je ne dors pas. Je suis saoule de lumières et de rires, de cris échappés des manèges. Devant mes yeux ronds de bébé, des familles prennent place à bord des montagnes russes. Déboussolées et à bout de vertige, les mères et leur marmaille s'enflent de vocalises et de contre-ut. Figures uniformes défigurées par la vitesse et les hurlements. D'ici, on dirait des visages accrochés à des mains, des bonbonnes de berlingots avec des mollesses de gommes à mâcher.
Les odeurs de barbe à papa et de pommes d'amour sucrent mes joues. Je fabrique des bulles de salive poudrées de saccharose. Je suis un prodige. Un petit monstre de foire. Une attraction à crédit.

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