Des écrivains imaginés

Auteur : Cécile Villaume
Editeur : Le Dilettante

À quoi ressemblait le modèle de la duchesse de Guermantes ? Colette a-t-elle eu de mauvais exemples à la maison ? Peut-on compter sur un festival de poésie pour redynamiser une région ravagée par le chômage ? Est-il encore possible d'enseigner Racine après la vague Mitou ? Madame Roland était-elle la dernière des lyriques ? Peut-on boire et conduire jusqu'à Lépanges-sur-Vologne ?

À toutes ces questions brûlantes et à d'autres encore que vous ne vous étiez jamais posées, Des écrivains imaginés apporte une réponse.

17,50 €
Parution : Mai 2019
218 pages
ISBN : 978-2-8426-3983-9
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Extrait

Enfin, au dessert, on évoqua le Bazar de la Charité.
– On a raconté, bien sûr, que des hommes se sont frayé un chemin à coups de canne « dans la chair féminine » a même écrit, je crois, Rachilde. Les pauvres femmes n’avaient pas besoin des cannes pour tomber ou être poussées dans le feu pour brûler. La mousseline de soie de leurs toilettes a suffi à les transformer en torches humaines. Souvenez-vous également que les élégantes se frottaient les cheveux de pétrole à l’époque.
– Permettez, fit Jean Giraudoux, interrompant son hôte et son fondant au chocolat, j’ai toujours entendu dire que la fille du peintre Rafaëlli avait gardé sa vie durant une marque de talon masculin à l’épaule.
– Sornettes ! Sans doute dans la panique y a-t-il eu des bousculades. Cependant les hommes ont été avantagés par leur esprit de décision et leurs vestons de serge. Moi qui vous parle j’ai vu ce fameux cocher Georges, qui fut récompensé ensuite, retourner trois fois dans le brasier. Croirez-vous que ces pauvres femmes affolées dont il sauvait la vie le griffaient et le mordaient ? La comtesse Greffulhe, douairière, avait reproché à son valet, qui l’a portée jusqu’à une échelle, exploit admirable au vu du quintal que pesait cette dame, d’attenter à sa vertu, et ce quand il ne l’avait pas encore sortie du brasier! Et Sabatier, un des sauveteurs, a raconté avoir été ralenti dans ses tentatives de sauvetage par des femmes suppliantes agenouillées à un mètre d’une sortie qu’elles auraient pu gagner sans encombre en deux pas. C’est à cause de cette passivité, et non de l’hypothétique canne de Montesquiou, lequel ne se trouvait même pas au Bazar d’ailleurs, qu’il y a eu autant de femmes tuées, au point que la grammaire elle-même recule devant l’emploi du masculin pour parler des victimes.
En ce mois d’avril 1943, à Paris, rien n’était plus fédérateur que l’évocation du passé. Et dans le passé, la période favorite des convives était celle qu’on appelait la Belle Époque maintenant qu’elle était devenue lointaine.
Ce qui rendait le récit passionnant, c’était que Paul Morand, enfant, avait assisté à l’incendie. Comme tout le monde, les convives connaissaient l’histoire, les causes du sinistre, les victimes. Mais ils étaient avides des petits détails et jouissaient de cet incendie a posteriori, quoique tous gens sensibles, comme des spectateurs de cinéma devant une belle catastrophe filmée en Chine. Tout cela était si loin que ça ne pouvait pas faire de mal, et l’horreur du récit s’accroissait de la tranquillité du cadre, du salon de la rue Charles-Floquet qui étincelait, bougies, cristaux.
Quand il vit la tablée si attentive, Morand baissa un peu le ton pour la ferrer tout à fait. Pas question de se faire souffler la vedette par Jacques Benoist-Méchin. Une semaine auparavant, celui-ci avait affirmé devant douze personnes que les juifs contrôlaient l’entourage du Führer. Tout le monde le surveillait du coin de l’œil, craignant comme la peste ces sorties dont il était coutumier et qui les auraient, si elles avaient été connues à Berlin, tous fait fusiller.
– J’avais neuf ans si j’en crois les dates, mais j’ai toujours eu l’impression d’avoir été beaucoup plus petit, sans doute à cause du sentiment d’impuissance que j’ai ressenti alors. Il devait être quatre heures et nous nous étions arrêtés juste devant le Bazar avec ma bonne, une fille qui s’appelait Eugénie comme les autres – ma mère, qui avait la mémoire mauvaise, rebaptisait ainsi toutes les gouvernantes. Je ne me rappelle plus rien d’elle sinon qu’elle était fort grande et que cela me gênait fort. Nous revenions des Champs-Élysées : elle m’avait arraché à mon manège en m’achetant une pomme d’amour. Nous nous étions arrêtés pour voir le nonce du pape qui sortait après la bénédiction. Je ne sais pas si Eugénie était pieuse ou si elle aimait simplement les dorures des équipages. À moins qu’elle n’ait eu une affaire avec un des valets qui se trouvaient là en grand nombre, attendant leurs maîtres. Quoi qu’il en soit, j’étais bien aise de pouvoir rogner ma pomme d’amour – comme elle ne me regardait pas je commençais par le sucre, ce qui m’était interdit – sans devoir allonger le pas pour suivre ma bonne géante. Je ne me souviens pas d’avoir remarqué quoi que ce soit d’anormal. Nous étions à peu près devant les entrées – il y en avait deux, fermées par ces fameuses portes Blount –, de l’autre côté du trottoir. Pour accéder aux portes il fallait monter trois marches, trois malheureuses marches qui furent plus fatales à l’aristocratie française que la Bérézina aux grognards de Napoléon.

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