Aires

Auteur : Marcus Malte
Editeur : Zulma
Sélection Rue des Livres

Ils sont sur l'autoroute, chacun perdu dans ses pensées. La vie défile, scandée par les infos, les faits divers, les slogans, toutes ces histoires qu'on se raconte ― la vie d'aujourd'hui, souvent cruelle, parfois drôle, avec ses faux gagnants et ses vrais loosers. Frédéric, lanceur d'alerte devenu conducteur de poids lourds, Catherine, qui voudrait gérer sa vie comme une multinationale du CAC 40, l'écrivain sans lecteurs en partance pour "Ailleurs", ou encore Sylvain, débiteur en route pour Disneyland avec son fils...
Leurs destins vont immanquablement finir par se croiser.
Un roman caustique qui dénonce, dans un style percutant à l'humour ravageur, toutes les dérives de notre société, ses inepties, ses travers, ses banqueroutes. Et qui vise juste ― une colère salutaire, comme un direct au coeur.

24,00 €
Parution : Janvier 2020
544 pages
ISBN : 978-2-8430-4931-6
Fiche consultée 71 fois

Extrait

Lundi 6 août, il est 7h54 et Roland Carratero, cinquante-neuf ans, professeur de technologie dans un collège de ZEP, roule sur la voie de droite de l’autoroute A7, dans le sens sud-nord, à une allure parfaitement en phase avec sa personne, soit modeste et raisonnable.
Il est parti à l’aube. À Cannes il a vu poindre le jour. À hauteur de Mandelieu le soleil s’est levé : pendant un court instant il a plu une lumière crue et pâle et des flaques de plomb fondu miroitaient sur l’asphalte tels des mirages dans le désert, tandis que le long de la glissière de sécurité les doigts de rose, qui étaient plutôt ocre en vérité, criblaient le métal comme autant de billes de paintball ou de clous rouillés. C’était beau.
Plomb, asphalte, métal, clous : des termes que Roland Carratero maîtrise. On aurait pu employer «rivets» aussi, ou même « chiures de mouches ». Pour le reste, il ne croit pas aux mirages mais a déjà fait l’expérience d’une partie de paint-ball dans la forêt avec les élèves d’une classe de SEGPA, cela sous l’insistance d’un chef d’établissement qui prônait le team building et vantait les mérites de cette activité en matière de resserrement des liens et renforcement de la cohésion entre membres d’un groupe – «Tout ce dont ces jeunes déboussolés ont besoin, mon cher ! » – et le résultat avait été on ne peut plus concluant, les liens s’étant effectivement resserrés, au point qu’ils avaient retrouvé derrière un bosquet une des gamines ligotée par trois de ses camarades qui avaient tenté de la violer, en vain, avant de se rabattre par dépit sur un fumeux essai de pyrotechnie qui cette fois s’était soldé triomphalement par la réduction en cendres de deux hectares et demi de chênes et de pins. Apprentissage empirique : qu’est-ce que l’enseignant en technologie pouvait répondre à ça ?
Bref. Il fait grand jour à présent. Pas un nuage. Dans l’habitacle la chaleur se répand déjà. Ce n’est qu’un début. Sur les ondes ils l’ont annoncé. La météo gracieusement offerte par une enseigne de banque. Ils ont prévu une hausse du mercure jusqu’à des températures caniculaires. Ça continue. Aujourd’hui comme hier, comme avant-hier. Ils ont promis l’enfer.

Roland Carratero se fie aux prévisions. Banque, mercure, température : c’est du solide. Les preuves existent, il n’y a qu’à constater. L’enfer ? Faut voir. Pour l’heure, la réverbération sur le pare-brise l’oblige à plisser les paupières. Il hésite à changer ses lunettes pour celles aux verres teintés qui sont restées dans sa sacoche au pied du siège passager. Essayer de les récupérer en conduisant serait une imprudence. On sait ce que peut coûter la moindre distraction au volant. Son meilleur ami est mort ainsi. Enfin, un ami. Un collègue. Un bon collègue avec qui il allait quelquefois le dimanche voir des matchs de rugby. Tué net dans une collision avec un camion alors qu’il se penchait pour attraper son paquet de cigarettes. À peine deux secondes d’inattention et hop, c’était plié. Trop bête. On nous l’a pourtant assez dit et répété. Fumer tue. Il n’y a qu’à constater. Ce n’est pas à lui que ce genre de choses arriverait. Il mettra ses lunettes noires au prochain arrêt. Tant pis, ça attendra. Il a fait une pause il y a vingt minutes, trop tôt pour en faire une autre. Une toutes les deux heures, c’est ce que préconise Bison Futé. Oui mais, euh... (dilemme)... d’un autre côté, est-ce qu’une gêne de la visibilité ne constitue pas un danger? Le soleil qui vous aveugle, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, et c’est l’accident. Mince. C’est vrai. Alors? Roland. Merde. Au fait, depuis quand n’a-t-on pas croisé de bisons sur les routes? Y compris celles de l’Arkansas ou du Dakota. Décimées à la pelle – à la carabine surtout – ces braves bêtes. Liquidées par troupeaux entiers. Plus radical encore que pour les Comanches et les Sioux. Elles étaient soixante millions avant l’arrivée des premiers colons, il en restait trois cent vingt-cinq en 1884. Pas trois cent vingt-cinq millions ni trois cent vingt-cinq mille, trois cent vingt-cinq tout court. Il a lu ça quelque part. Le chiffre est précis – certes, il était plus facile de les compter à la fin qu’au départ. Il se souvient de vieilles photos sépia montrant des hommes juchés sur des collines de crânes, sur des montagnes de squelettes cornus et blanchâtres, les Grandes Plaines parsemées de ces affreux ossuaires. C’étaient les terrils du Far West. C’était l’holocauste des ruminants. Il se souvient du célèbre Bill Cody et de ses acolytes posant fièrement avec leurs baguettes magiques de marque Winchester. Une fine équipe, solidaire, soudée : du team building dans toute sa splendeur. Le grand Buffalo Bill avec son bouc et sa paire de moustaches en guidon qui lui donnaient de faux airs de d’Artagnan. Un pour tous, tous unis contre la viande chère. Alors, hein? S’ils étaient si futés que ça, ces bovidés, est-ce qu’ils se seraient laissé massacrer aussi passivement? Mince. C’est vrai. Alors? Roland. Merde. Que faire ? Le moins pire, c’est quoi ?
Roland Carratero transpire. Ils l’ont prédit et annoncé. Son front luit. De fines gouttes de sueur emperlent la broussaille poivre et sel de ses tempes. Il serre le volant. Il hésite, il hésite aussi à entrouvrir la vitre. L’air dans l’oreille, même chaud, c’est l’otite assurée. Pas besoin de ça. Il n’a pas pris l’option clim, rien de plus mauvais pour la gorge. Huit cents euros pour des angines à répétition, non merci. Un choix que Rolande aurait approuvé. Elle était contre. Elle disait que c’était normal, on a chaud l’été, froid l’hiver, sinon à quoi rimeraient les saisons ? L’homme ne sait plus s’adapter. Elle disait que le prétendu progrès l’avait éloigné de la nature, l’éloignait de plus en plus, le coupait de ses racines. Déraciné, l’homme. Désemparé. Fourvoyé. Perdu. Un étranger sur la Terre. Un fils indigne qui ne reconnaît plus sa mère nourricière, qui la renie. Rompus, les liens. Brisée, l’harmonie. Par sa faute. Ce n’est pas le monde qui lui est hostile, c’est l’inverse. Qui dévaste qui ? Qui corrompt et détruit? Un fléau, un virus, l’homme, voilà ce qu’il est devenu. Un cancer pour la planète. Quand elle était lancée comme ça elle pouvait tenir des heures. Vaste sujet. Les campagnes désertées, les villes surpeuplées, la déforestation, les déchets radioactifs, les baleines pourchassées et les Indiens exterminés (et les bisons? pas un mot sur les bisons?) et la saine nourriture d’antan, la saveur d’une pêche croquée sur l’arbre, une gorgée d’eau claire bue à la source, les bonheurs simples qu’on ne sait plus apprécier, l’enchantement et tout ça, tout ça mélangé. Elle n’était pas seule. Elle avait des alliés, des témoins qu’elle pouvait citer à tout bout de champ. Qui, déjà ? Rousseau ? Voltaire ? Ou était-ce Baudelaire ? Et des plus anciens encore : Ovide, celui-là c’est sûr, il s’en souvient. Il a toujours trouvé que c’était un nom curieux. Ovide. D’abord est-ce un nom ou un prénom? Peut-on imaginer un certain Georges Ovide, ou Jean-Claude Ovide ? Ou plutôt monsieur Ovide Martin ? Ovide Gonzalez ? Ovide Carratero ? Tiens, ce serait drôle, ça. Il sourit. Quels parents sains d’esprit baptiseraient ainsi leur enfant ? Allons. Aurait-elle osé ? Bien sûr il ne lui avait jamais posé la question. Jamais, hélas, ils n’avaient eu à se la poser. Il sourit mais sa gorge se serre. Sa poitrine. Il inspire une large bouffée d’air tiédasse. Il l’expire par la bouche. Allons. C’est comme ça, c’est la vie. C’est la nature qui décide, elle disait. Ovide. Quelle drôle d’idée. Ça lui a toujours fait penser à un seau vide, ou à un bovidé (tiens !). Pas évident à porter pour un môme. Au moins ils auront évité ça. Si ça se trouve, c’était juste un pseudo. Une sorte de nom d’artiste. Comme Coluche. Comme Popeck. Personne n’appellerait son fils Popeck. Son vrai nom, à l’autre, c’était peut-être quelque chose du genre Eschyleus Xylasovidopollonios, ou pire. Un de ces patronymes grecs absolument imbuvables. Grec ou latin, d’ailleurs? On s’en fout, c’est pareil au même, bonnetos blancum et blancos bonnetum. Du coup le gars s’était dit qu’il valait mieux simplifier s’il voulait avoir une chance qu’on se souvienne de lui. Un truc plus court, facile à retenir. Platon, c’était déjà pris : va pour Ovide ! Bon. Chacun ses goûts. Mais un cancer, nom de Dieu. Qu’est-ce que ça veut dire? C’est quoi, cette comparaison? L’homme, un cancer. Si elle avait su.
... Le Japon commémore aujourd’hui le bombardement atomique sur Hiroshima... Roland Carratero inspire à nouveau. Expire. Cette chaleur, de plus en plus. Suffocant... Un attentat suicide lors d’une veillée mortuaire a fait quarante-cinq morts et des dizaines de blessés dans le sud du Yémen... Qu’est-ce que ce sera dans deux heures? L’enfer? Possible, après tout... Grande première au zoo de Beauval: naissance d’un bébé éléphant issu d’une insémination artificielle... Il pousse la ventilation au maximum, le flux fait danser un kleenex qui dépasse de la boîte posée sur le tableau de bord, comme un serpent au son de la flûte... Toujours pas de nouvelles de la petite Sirina, huit ans, disparue depuis cinq jours... Roland, le charmeur de mouchoirs... En Syrie, les combats sanglants se poursuivent après la défection du Premier ministre... Il l’arrache d’un coup sec et s’éponge le front avec, puis le froisse et le jette sur le siège d’à côté... L’auteur de la fusillade survenue dimanche dans un temple sikh du Wisconsin a été... À la radio le journaliste débite... identifié comme étant un ancien soldat lié à des groupuscules prônant la suprématie de la race blanche... Infos, actualités... JO : Usain Bolt reste l’homme le plus rapide du monde... Gros titres... Les cours du pétrole ont terminé en hausse de près de 1 % à New York... Et tout ça, tout ça... profitant du recul du dollar et de la persistance des tensions au Moyen-Orient... Tout ça mélangé. Blablabla.
Il tend le bras et lui coupe la chique. Silence. Si on peut appeler silence le bruit du moteur et les vibrations de la tôle et le souffle de la ventilation. Le monde va mal, on le sait. Pas une nouveauté. Des fois on aimerait mieux ne pas savoir. Qu’est-ce qu’il va lui dire? Il a besoin de se concentrer. De faire le point. Il plisse les yeux. Regarde la route sans la voir. Il se projette à son chevet. Il a hâte et il a peur. Les kilomètres défilent. La bande d’arrêt d’urgence. Les lignes blanches. Rester entre. Ne pas dépasser. Penser à garder la distance. Ou pas ?
J’ai mis vingt et un ans à ne plus t’aimer.
Il parle.
Je ne sais pas si tu te rends bien compte. Vingt et un ans.
C’est long. Ça en fait, de l’eau sous les ponts. Ça en fait, des ponts.

Informations sur le livre