Chicago

Auteur : Marion Richez
Editeur : Sabine Wespieser

Un soir d'automne, Ramona débarque à Chicago avec sa lourde valise et s'installe chez sa logeuse, à quelques blocks du campus. Arrivée d'Europe, elle vient enseigner le français pendant un an. Le lac, l'éclat scintillant de la ville, l'obsession de la performance qu'affichent ses étudiants, de même que leur zèle à se couler dans le moule américain - toute cette efficacité de façade trouble la jeune femme, surtout curieuse de l'envers du décor.
Convaincue que « Chicago n'est pas une page blanche d'où surgissent les gratte-ciels », elle part en quête de son coeur battant. Au concert, à l'opéra, elle ne cesse de croiser un étrange jeune homme dégingandé qui semble partout un intrus, mais comme elle entièrement absorbé par l'émotion du spectacle. Quand, dans un club de blues, elle les rejoint, lui et l'amie plus âgée qui l'accompagne, c'en est fait de sa solitude.
Ces trois-là ne vont plus se quitter. En visite de fin d'année chez son père à Londres, Ramona se garde bien de lui révéler qu'elle occupe tout son temps libre à explorer la face cachée de Chicago avec un garagiste et une esthéticienne.
Dans ce beau conte moderne sur une amitié qui se passe de mots, de confidences et d'explications, Marion Richez plonge au-delà des apparences pour toucher au mystère des êtres, et comprendre une part de celui de la ville, indéniablement le quatrième personnage de son roman.

15,00 €
Parution : Février 2020
136 pages
ISBN : 978-2-8480-5342-4
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Extrait

Dans l'inconnu des profondeurs un monstre est coi depuis l’origine. On pourrait croire qu’il n’y a seulement là qu’un immense rocher. Les bêtes depuis toujours en connaissent les contours.
Soudain, dans les ténèbres de ces eaux que nulle lumière n’a jamais percées, un craquement terrible retentit ; du sol émerge une forme gigantesque. Vase et rocailles se dispersent sous les sillons lumineux que font ses naseaux. Le grand corps bientôt fouit le sol, déployant sa mâchoire de saurien pour engloutir ce qui vient, se donnant la force de chasser des proies plus grandes. Alors il quitte les ténèbres pour s’élever vers la surface, en une lente spirale, aimanté par la clarté des eaux où pénètre la lumière.
Sur son passage flotte le reste déchiré d’une pieuvre géante ; il secoue furieusement le corps crémeux d’un calamar, s’en détourne en une volte lente ; la méduse phosphorescente au poison protecteur elle aussi disparaît dans sa gueule.
Les requins blancs le sentent et fuient à son approche. Dauphins et baleines donnent l’alarme dans toutes les mers. Bientôt l’océan tout entier sait qu’il est ranimé. Le Léviathan, au cœur comme la pierre des volcans sous-marins, fraie de nouveau dans les eaux du monde.
En sortant du taxi, la première chose qu’elle sent, c’est la moiteur de l’air sur sa peau. La première chose qu’elle entend, c’est le sifflement continu des insectes, cachés dans les branches, qui n’en finissent pas d’expirer leur stupeur d’avoir si chaud. Ramona a soif, déshydratée par ces heures d’avion où l’on n’offre pas d’eau comme en Europe. Le chauffeur réclame cent dollars.
Tout le long du trajet, Ramona avait tantôt étudié le reflet renfrogné de cet homme dans le rétroviseur, tantôt admiré la skyline qui défilait à sa droite, élévation soudaine des tours sur la terre étale du Midwest. Sur sa gauche, le grand lac Michigan n’en finissait pas.
Elle règle d’un billet, et le taxi la laisse seule sur le trottoir de Greenwood Avenue. Ramona regarde le cab s’éloigner, sa carrosserie trempée de lumière comme le goudron tout autour. Puis elle cherche des yeux la maison ; la vieille femme est déjà sur le perron, sans un sourire. Elle a dû guetter, à travers les rideaux au crochet, l’arrivée de l’étrangère qu’elle logera avec d’autres pour boucler ses fins de mois, et ne pas laisser inoccupées les chambres de l’étage à présent qu’elle est seule.
Marche après marche, Ramona hisse sa valise trop lourde pour elle. Elle découvre le style vieux scandinave du séjour où l’attend son pot d’accueil : une minuscule bouteille d’eau, dont le compte est réglé en trois gorgées. La logeuse souligne avec complaisance cette attention qu’elle a eue : les long-courriers donnent si soif.
Puis elle fait visiter, explique les règles du réfrigérateur, soigneusement compartimenté. Elle indique comment se rendre demain matin au supermarket. Ramona écoute cette voix prise dans l’accent nasal et traînant de la ville, son anglais de Londres croisant le fer avec cette incarnation nouvelle d’une même langue, qui la rend tout autre.
La vieille femme la conduit péniblement à l’étage : au moins Ramona sait qu’elle n’y sera pas dérangée. Il y a trois chambres ; la plus grande, jaune poussin, est déjà occupée par une Éthiopienne en surpoids qui lui sourit gentiment avant de refermer sa porte. Une autre, encore vide, au bout du couloir près de la buanderie, plus petite et grise, ressemble à un grenier, un nid froid. Ramona choisit celle du milieu, aux murs et au lit blanc crème, l’or du couchant passant par ses fenêtres. La femme prend congé après avoir bien insisté : les visites ne sont pas autorisées, les hébergements d’amis et autres sont interdits.
Restée seule, Ramona s’approche d’une des fenêtres, écarte les voilages pour voir le jardinet. Au sol, une mangeoire à oiseaux fixée sur un poteau porte une sorte de collerette, sans doute pour éviter aux rongeurs d’accéder aux graines. C’est bientôt la fin du jour.
Le décalage horaire a placé son corps au seuil du vertige. Ses repères sont dissous. Elle se déshabille et tire la couverture sur elle. Elle s’endort comme on s’éteint.

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