L'Hôtel du Lac des ombres

Auteur : Daniela Tully
Editeur : Fayard/Mazarine

Libraire chevronnée, Maya a toujours aimé les histoires. En particulier celles que lui racontait sa grand-mère, Martha, avant de disparaître brutalement l'été de ses 16  ans.
Aussi, quand la police découvre, trente ans plus tard, sa dépouille dans l'arrière-pays de New York, Maya se croit soudain l'héroïne d'un mauvais polar  : que faisait sa grand-mère à des milliers de kilomètres de son Allemagne natale  ? Surtout, quel secret la liait à l'hôtel Montgomerry, près duquel son corps a été retrouvé  ? Pour en avoir le coeur net, Maya décide de se rendre sur place en se faisant passer pour une romancière en quête d'inspiration. Au fil des souvenirs récoltés auprès de l'étrange famille Montgomerry, se reconstitue alors la seule histoire que sa grand-mère ne lui ait jamais racontée  : celle de sa propre vie...
Des heures les plus sombres de l'Allemagne nazie au destin cruel d'une dynastie déchue, son enquête se transforme bientôt en une plongée vertigineuse dans le passé. Jusqu'à ce que Maya découvre, au péril de sa vie, que toute vérité n'est pas bonne à dire...  

La chute du mur de Berlin libéra la population, les esprits – et des secrets depuis longtemps enfouis. Des secrets qui, sinon, seraient restés à jamais ensevelis. L’un d’eux surgit sous la forme d’une lettre arrivée à peine deux semaines après le départ de Maya Wiesberg, une jeune Allemande de seize ans qui se préparait à passer un an à l’étranger. L’année où la vie de Maya et celle de sa grand-mère allaient basculer à jamais. « Fais ce que je n’ai pas pu faire », avait murmuré sa grand-mère à l’oreille de Maya au moment où elles s’étaient séparées à l’aéroport de Munich en 1990. Maya ne devait plus jamais la revoir.

Traduction : Anne Damour
20,00 €
Parution : Septembre 2018
352 pages
ISBN : 978-2-8637-4487-1
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Extrait

1990

Martha Wiesberg était une femme d’habitudes. Dimanche, messe ; lundi, déjeuner avec la voisine ; mardi, club de lecture ; mercredi, lessive ; jeudi, aérobic – chaque semaine, chaque chose, exactement à la même heure. Ne serait-ce que le plus petit changement était une tragédie pour des gens comme Martha. Elle avait besoin de cette routine comme on a besoin d’air pour respirer. Seuls ceux qui la connaissaient bien – et ils étaient loin et peu nombreux – savaient pourquoi : c’était sa manière d’anesthésier ses pensées, de réduire le passé au silence et d’étouffer les voix qui lui auraient rappelé que la vie aurait pu être tellement différente, si seulement…
Il était quatre heures et demie. Le soleil pâlissait doucement, comme toujours quand le froid des premiers jours d’automne commence à s’installer. Martha venait de préparer sa tasse de café (décaféiné) quotidienne de l’après-midi, s’était assise avec ses mots croisés quotidiens et avait allumé la télévision pour regarder son émission quotidienne. Mais celle-ci avait été déprogrammée, et à sa place était diffusée une série récemment créée en l’honneur du Tag der deutschen Einheit, « Jour de l’unité allemande ». Martha éteignit aussitôt la télévision.
Le silence de la pièce l’enveloppa alors comme une chape sombre, laissant les voix qui résonnaient dans sa tête crier encore plus fort. Cette fois ce n’était pas simplement l’interruption de ses habitudes qui la perturbait ; c’était l’événement inouï qui venait de bouleverser l’Allemagne : la réunification. La majorité de la population semblait s’en réjouir, on discutait librement dans les débats télévisés des causes de la séparation : la guerre, bien sûr, ce chapitre tragique. Pour sa part, Martha était passée à autre chose, du moins aimait-elle à le croire. Mais, naturellement, il y avait les souvenirs. Son esprit était sur le point de plonger plus profondément dans les eaux troubles de ces réminiscences douloureuses quand la sonnerie de l’entrée la tira brusquement de ses pensées.
Elle ouvrit la porte et se trouva face au facteur qui lui apportait son courrier depuis plus de dix ans. Les derniers rayons du soleil perçaient d’épais nuages, et, dans le contre-jour, l’homme avait une apparence presque irréelle.
« Grüss Gott, Frau Wiesberg », dit-il avec un sourire nerveux. Martha n’avait jamais aimé cette salutation. Saluer Dieu ? D’accord, chantonna-t-elle en son for intérieur. Je le ferai quand je le verrai ! Elle ne s’était jamais sentie totalement à sa place à Munich. Elle était une Zugereiste, après tout, une « étrangère » née loin d’ici.
« Voici pour vous », dit le facteur en tendant le bras. Martha ne l’aimait pas beaucoup, en particulier parce qu’elle le soupçonnait de lire son courrier – ses lettres arrivaient souvent ouvertes sur le côté. La curiosité du facteur, elle aussi, faisait partie de son menu quotidien.
Martha prit la lettre, se demandant pourquoi l’homme avait pris la peine de sonner chez elle au lieu de la déposer simplement dans sa boîte. Elle allait refermer la porte quand il lui tapota le dos.
« Oui ?
– Eh bien, au nom du Service fédéral de la poste allemande, nous aimerions vous présenter nos excuses pour le retard. »
Troublée, Martha examina l’enveloppe, qui avait été – ou semblait avoir été – déchirée pendant le transport, laissant apparaître un coin de la lettre sur le côté. Le visage d’Adolf à l’angle supérieur droit la regardait sévèrement. Elle rapprocha l’enveloppe de ses yeux. Le cachet indiquait le 27 décembre 1944.
« C’est une plaisanterie ? demanda-t-elle en levant la tête vers le facteur.
– Non, Frau Wiesberg, croyez-moi, vous n’êtes pas la seule. Il y a deux autres personnes concernées. »
Elle contempla à nouveau l’enveloppe, sentit ses bras parcourus d’un frisson glacé. « Concernées par quoi ?
– Le mur ! dit-il, surpris. Cette lettre a été interceptée, expliqua-t-il, et maintenant que le mur a été abattu, elle a finalement trouvé son chemin jusqu’à vous. »
Martha considérait toujours la lettre quand elle commença à comprendre.
« Bien sûr, la poste allemande ne vous demande aucun frais d’affranchissement. »
Il laissa échapper un petit rire, Martha lui lança un regard noir.
« Je veux dire que la poste allemande a cessé depuis longtemps de faire payer des affranchissements aussi minimes, continua-t-il.
– J’avais compris. Je ne trouve pas ça drôle. »
Le sourire sur le visage de l’homme s’effaça, et il remua les pieds nerveusement.
« Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ? demanda Martha impatiemment.
– Non, non. Bonne journée. »
Il était sur le point de faire demi-tour quand Martha l’entendit marmonner.
« Qu’y a-t-il encore ? fit-elle d’une voix furieuse.
– Qui est Wolfgang Wiesberg ? »
Martha claqua la porte.

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