Là où les chiens aboient par la queue

Auteur : Estelle-Sarah Bulle
Editeur : Liana Levi
Sélection Rue des Livres

Dans la famille Ezechiel, c'est Antoine qui mène le jeu. Avec son "nom de savane", choisi pour embrouiller les mauvais esprits, ses croyances baroques et son sens de l'indépendance, elle est la plus indomptable de la fratrie. Ni Lucinde ni Petit-Frère ne sont jamais parvenus à lui tenir tête. Mais sa mémoire est comme une mine d'or. En jaillissent mille souvenirs-pépites que la nièce, une jeune femme née en banlieue parisienne et tiraillée par son identité métisse, recueille avidement. Au fil des conversations, Antoine fait revivre pour elle l'histoire familiale qui épouse celle de la Guadeloupe depuis la fin des années 40 : l'enfance au fin fond de la campagne, les splendeurs et les taudis de Pointe-à-Pitre, le commerce en mer des Caraïbes, l'inéluctable exil vers la métropole... Intensément romanesque, porté par une langue vive où affleure une pointe de créole, Là où les chiens aboient par la queue embrasse le destin de toute une génération d'Antillais pris entre deux mondes.

11,00 €
Parution : Septembre 2019
Format: Poche
296 pages
ISBN : 979-1-0349-0175-3
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Extrait

J’ai quitté Morne-Galant à l’aube parce que c’était la seule façon de ne pas cuire au soleil. Morne-Galant n’est nulle part, autant dire une matrice dont je me suis sortie comme le veau s’extirpe de sa mère: pattes en avant, prêt à mourir pour s’arracher aux flancs qui le retiennent. J’ai vu ça des dizaines de fois avant mes sept ans, la naissance du veau qui peut mal finir. Papa laissait toujours faire ; c’était à la nature de décider qui devait vivre et qui devait mourir.
Pourtant, il aimait ses bêtes. Il en avait cinq ou six au moment où je me suis sauvée. Elles vivaient autour de la maison, poussaient de longs beuglements rauques pour qu’on les mène au bac d’eau en tôle ondulée planté au milieu du terrain. Papa détachait une à une les chaînes qui les retenaient à des piquets et les bêtes couraient jusqu’au bac. Les jours de canicule, elles s’étranglaient s’il n’allait pas assez vite. Il les immobilisait d’un ordre sec et sonore, « Là ! », et il frappait les taureaux nerveux du plat de son coutelas. Les trois premiers mois, il laissait les petits sans attache, parce qu’ils restent de toute façon à côté de leur mère.
Hilaire traitait ses enfants comme il traitait ses animaux: un verre de tendresse, un seau d’autorité et un baril de « débrouyé zôt’ ». Dans ce désert du bout du bourg, il n’y avait que nous et les bœufs. À une demi-heure à pied, sur le chemin principal qu’on ne pouvait pas appeler route, même avec les critères de l’époque, Morne-Galant somnolait, ramassé sur lui-même. Encore aujourd’hui, les Guadeloupéens disent de Morne-Galant: «Cé la chyen ka japé pa ké.» Je te le traduis puisque ton père ne t’a jamais parlé créole: «C’est là où les chiens aboient par la queue. »
J’en ai vu des chiens étranges et d’autres apparitions de minuit autour de la case, car Hilaire nous laissait souvent seuls et je restais à l’attendre près de la fenêtre. Dès le coucher du soleil, tandis que les poules montaient une à une se percher haut dans le manguier, nous fermions les volets. Le chant des criquets cotonnait tous les bruits autour de la maison. Nous, les enfants, jouions autour de la table nue. On se disputait une poupée d’herbe ou un souda effrayé. La nuit s’installait avec sa petite lune niellée. La lumière de la lampe à pétrole vacillait. On finissait par se cogner à l’obscurité en dépliant nos lits. Incapable de dormir, j’entrouvrais le volet, à la recherche d’Hilaire à l’horizon.
À seize ans, j’ai attendu mon heure, j’ai bravé les esprits de la nuit et, au pipirit chantant, j’étais sur la route, partie sans me retourner. Qui sait, je connaîtrai peut-être encore quelques départs, jusqu’à ce que la Vierge m’ouvre les bras et dise de sa belle voix douce: «C’est fini», mais les deux seuls départs qui comptent, c’est celui de Morne-Galant en 1947, et celui de Pointe-à-Pitre vingt ans plus tard, l’après-midi où j’ai pris le premier vol pour Paris, abandonnant tout ce que j’avais bâti.
Voilà une éternité que je vis à Paris, et c’est comme si je n’avais toujours pas trouvé de chez-moi. Parfois, je croise d’autres Antillais, mais ils vivent plutôt en banlieue, cet autre nulle part où les immeubles ont poussé comme des fleurs malades au milieu de champs boueux. J’en vois peu dans la capitale où ce sont les plus malheureux et les plus coriaces qui s’accrochent ; il faut croire que les autres ont du sang de navet dans les veines.
J’ai connu les Algériens trop maigres qui travaillaient à l’usine. Les Chinois silencieux qui nous vendent les corossols qu’on faisait pousser comme rien derrière la case. Si je me dispute avec les Sénégalais qui vident mes poubelles et que je leur crie de retourner dans leur pays, ils me toisent et me traitent d’esclave vendue par les pères de leurs pères. Mais ce sont tous des étrangers, alors que moi, je suis aussi française que ces Blancs qui me prennent pour une Africaine.
Je me réchauffe auprès des sœurs du Sacré-Cœur, elles m’encouragent quand je massacre les cantiques avec ma voix aigre, et m’offrent des médailles miraculeuses. Elles aiment bien m’écouter parler, surtout les petites nouvelles ; des filles jaunes et fragiles qui viennent d’Indonésie ou quelque chose du genre, des Congolaises muettes qui deviennent trop bavardes au bout de quelques mois. Je ne suis pas allée plus loin que le certificat d’études, mais je sais bien raconter les choses, surtout quand il s’agit des anges qui me visitent.
J’ai eu de l’or dans les mains. Je te parle de vraies pépites, des petites choses lourdes et belles. Je n’ai jamais eu de patron et je n’en aurai jamais. Je ne suis pas de celles qui s’ennuient derrière les parloirs vitrés des administrations ou parcourent, le soir, serpillière à la main, les couloirs vides des tours de bureaux. Je ne m’inquiète pas pour un fils sans père qui tourne mal pendant que je m’éreinte. Mais longtemps j’ai été comme eux tous, à organiser des mois à l’avance mon départ pour Pointe-à-Pitre afin de payer le billet le moins cher possible. À me raidir chaque fois qu’un Blanc plaisante sur mon accent ou mes cheveux.
Alors maintenant, petite, tu viens me voir, et tu te demandes où est notre place, à nous qui venons d’un entre-deux du monde. Ton père, que j’ai élevé autant que je le pouvais, te dira sans doute autre chose que ce que je vais te raconter, parce qu’un frère et une sœur peuvent être comme des étrangers l’un pour l’autre, et s’aimer quand même.
Tu dis que chez les Antillais, il n’y a pas de solidarité. Mais si tu mets dix personnes dans une salle d’attente, tu crois qu’ils vont finir par former une grande et belle famille? La Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie.
Assieds-toi là, je vais te coiffer parce que ta tignasse a besoin d’un bon démêlage. Et d’abord, donne-moi tes mains. Tu vois, c’est pour ça qu’on se parle bien toi et moi. On a ce fluide, là, je le sens au bout de tes ongles. Tu sens? Comme une onde électrique. C’est un fluide protecteur. Ne ris pas, un jour ça pourra te servir.
Tu as trente ans et j’en ai soixante-quinze. Bien que je sois ici, entre toi et moi c’est comme s’il y avait encore la barrière d’un siècle, sept mille kilomètres et un océan. Tu ne devineras jamais mon chemin, même si tu vas là-bas. Tu as connu les rues propres de la banlieue sans âme où tu es née. Ton père t’emmenait tous les matins à l’école en voiture. Moi, petite, je me réveillais au chant du coq dressé sous la fenêtre et j’allais à l’école à pied, quand j’y allais.

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