Vania, Vassia et la fille de Vassia

Auteur : Macha Méril
Editeur : Liana Levi

Vania, Vassia et Sonia, la fille de Vassia, les trois personnages de ce flamboyant roman, sont en quête d'un avenir qui les réconcilie avec leur passé de Cosaques. Cependant chacun lit cet avenir sous un angle différent : s'intégrer en France avec un impeccable parcours, rester russe tout en défendant la République française, reprendre coûte que coûte le combat contre Staline, quitte à se ranger du côté des nazis...

Macha Méril, fille du prince Wladimir Gagarine et de Marie Belsky, se fait connaître dans les années 1960 comme l’une des figures de la Nouvelle Vague. Elle tourne avec de grands réalisateurs, dont Rohmer, Godard, Buñuel, Kontchalovski, Fassbinder, Lelouch, Varda. Elle se consacre au théâtre, à la télévision et à l’écriture. Épouse du compositeur Michel Legrand, elle est l’auteur de nombreux ouvrages. Dans ce grand roman qu’elle portait en elle depuis longtemps, elle évoque la condition des Russes blancs en France.

21,00 €
Parution : Mars 2020
343 pages
ISBN : 979-1-0349-0236-1
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Extrait

Vania
Janvier 1939

Le vent d’hiver siffle entre les sapins. Vania tressaille, il s’était assoupi. Il est réveillé par la cloche qui sonne au loin, annonçant la messe de minuit. Il chausse à la hâte ses godillots qu’il avait mis à sécher devant la cheminée, il a encore beaucoup neigé aujourd’hui. Il enfile sa pelisse d’un autre temps et se précipite hors de la maisonnette sous l’œil de Tarass, l’épagneul qui a été autorisé à dormir dans la cuisine par ce froid, attaché au pied du buffet à cause des rôtis et des koulibiaki posés sur la table de Noël, prudemment recouverts d’une grosse nappe.
Nadia et les jumeaux Dima et Aliocha sont déjà là-bas, ils sont allés décorer les icônes avec des fleurs et des bougies. Des fleurs, un bien grand mot, quelques chardons séchés cueillis en été sur les talus au bord des routes et une brassée de roses rouges échangées contre des bocaux de miel à la fin du marché. Nadia sait les arranger sur des petits napperons brodés par elle pour l’occasion, on peut y lire en caractères cyrilliques : Jésus est né.
L’église est à huit cents mètres, à la croisée des chemins de forêt. On aperçoit sa haute silhouette sombre striée par les rafales de neige, faiblement éclairée par deux grandes torchères plantées dans le sol de chaque côté de l’auvent.
Le son aigrelet de la cloche forgée par Petia tinte à nouveau, l’office va commencer. Vania presse le pas. Il entend déjà sa femme le gronder à voix basse avec son accent podolien: «Tu t’es encore endormi...» Il ne répondra rien, toujours coupable devant cette femme à l’immuable autorité slave, brusquerie paysanne en guise d’affection. Il lui expliquera plus tard que l’autobus l’a laissé sur la grand-route, le chauffeur n’a pas voulu faire le crochet jusqu’à La Motte, de peur de s’embourber dans le chemin enneigé. Vania a dû parcourir les cinq derniers kilomètres à pied sous la neige dans l’obscurité de la nuit tombée, les bras chargés de paquets, de friandises et de vêtements pour les enfants, achetés au rabais à Brive après les fêtes catholiques. Il était épuisé à l’arrivée.
L’édifice n’a guère une allure d’église, ils ont été autorisés par le diocèse à retaper un hangar en bois, à en fermer les côtés, puis à consacrer ce baraquement en chapelle. Un prêtre passe tous les quinze jours pour une messe, il y a pénurie d’officiants orthodoxes en France, surtout dans les régions rurales reculées. Parfois les cosaques de la ferme célèbrent les grandes fêtes entre eux, depuis la dernière encyclique c’est possible. Fedia, qui a une voix forte, assume le rôle de diacre pour la lecture des Évangiles.
Le père Timothée est venu de Tulle dans sa vieille guimbarde, d’habitude il arrive en retard. Les chants ont commencé, il doit déjà être là. Vania secoue la neige accrochée à ses épaules, enlève sa chapka et se glisse dans la chapelle bondée. Une quarantaine de visages graves et recueillis. Hommes et femmes debout, un cierge à la main qu’ils allumeront à la naissance de l’Enfant divin. Les femmes, tête couverte, les hommes tête nue. Dans le coin, un calorifère à charbon ronronne en vain, la buée sort des bouches comme à l’extérieur.
Tout en chantant Vania se place derrière le petit chœur composé de sa femme, de Lioudmila et de son fils Pacha, de Sonietchka à la voix de soprano cristalline et de son père Vassia, basse russe naturelle: Gospodi Pomilouï, Gospodi Pomilouï, Seigneur, aie pitié.
La longue liturgie se déroule, répétitive et entêtante. On attend quelque chose, pas seulement l’avènement de la naissance du Fils de Dieu, mais une bonne nouvelle, un coup de théâtre qui bousculera la vie de tous.
Par une dramaturgie minutieuse, le père Timothée vient de faire son entrée en ouvrant l’iconostase rustique qui sert de paravent à l’eucharistie, pratiquée à l’abri des yeux des fidèles. Il arbore une chasuble blanche et dorée, celle des jours joyeux, un grand crucifix sur la poitrine sous sa barbe clairsemée. Dépassant de la chasuble, sa vieille soutane trop courte ne cache pas ses chaussures militaires et son pantalon chiffonné. Il secoue son encensoir par gestes saccadés, l’église s’emplit de l’odeur suave de l’encens et des bougies. Tous entonnent avec ferveur le Notre Père en slavon, certains s’agenouillent, embrassent le sol en se signant.
Ce soir, le père Timothée n’est pas venu seul. Un jeune homme blond l’accompagne, aux yeux si clairs qu’on ne peut pas en définir la couleur. Lui aussi porte une chasuble, un grand flambeau à huile dans une main et le Livre saint dans l’autre, qu’il présente au prêtre en l’ouvrant à la bonne page sur un tabouret. Il psalmodie avec le père Timothée, en écho ou à l’unisson. Il l’aide à se déplacer, le vieux prêtre n’est pas très ferme sur ses jambes.
Vania aime bien ce prêtre qui leur donne des nouvelles de la situation en Russie, ils ne parviennent toujours pas à dire « Union soviétique ». Il viendra souper chez eux après l’office, tradition plutôt pascale, mais loin de leur terre toutes les occasions sont bonnes pour se réunir, pour célébrer une fête religieuse. Cette année, le réveillon incombe à Vania. À La Motte, les cosaques l’organisent à tour de rôle, d’une maison à l’autre, mais toutes les babas, leurs épouses, participent à la fabrication du borchtch, des pirojki et des brioches que le pope bénira. À part la soupe qu’on réchauffera au dernier moment, toutes ces victuailles froides et indigestes attendent depuis l’après-midi sur la grande table, les vieillards et les enfants n’y résistent pas, généralement ils tombent malades le lendemain. À moins que ce ne soit la vodka domestique à quarante-cinq degrés, à base de pommes de terre fermentées, une bombe pour l’estomac.
La petite communauté s’ébroue vers la sortie, les bavardages reprennent, en russe pour la plupart, en français pour les enfants. La neige a cessé de tomber mais on remet les bonnets et les écharpes, rien de plus frileux qu’un cosaque. On dit qu’au pays ils se calfeutraient dans les maisons et dormaient au-dessus des grands poêles en faïence en attendant le dégel. Ils ont réhabilité cette exploitation agricole qui était à l’abandon, ils ont travaillé dur été comme hiver sans voir passer les ans. Une quinzaine d’années déjà pour certains. Les flancs montagneux de la Corrèze rappellent les monts de l’Oural d’où quelques-uns sont originaires, mais les femmes se plaignent de l’absence de baies et de champignons. Il y a bien des cèpes, mais pas la multitude d’espèces avec lesquelles on faisait de délicieux potages. Ici, au moins, il n’y a pas d’ours, on peut se promener sans crainte.

Autres éditions

Vania, Vassia et la fille de Vassia
Poche (Mars 2021)
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