3 minutes 33 secondes

Auteur : Esi Edugyan
Editeur : Liana Levi

Un disque de 3 minutes 33 secondes, c’est tout ce qu’il reste de ce temps-là. De ce Paris occupé où trois jazzmen planqués pour échapper aux nazis tentaient malgré tout d’enregistrer un morceau. Sid, Chip et Hiero, deux Noirs de Baltimore et un métis allemand, unis le temps d’un enregistrement frondeur. Avant, c’est à Berlin qu’ils jouaient, quand l’Amérique marquait le tempo des folles nuits européennes. Avant que Goebbels n’interdise cette «musique nègre» et qu’eux trouvent refuge en France et rencontrent le grand Armstrong. Mais, parfois, il ne faut guère plus de trois minutes pour qu’un destin bascule. Un regard enjôleur, une ligne de basse qui dérape, des papiers qui n’arrivent pas

Traduction : Michelle Herpe-Voslinsky
12,00 €
Parution : Mai 2020
368 pages
ISBN : 979-1-0349-0276-7
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Extrait

Chip nous a déconseillé de sortir. Allez pas tenter le diable, les mecs, il disait. Mais la nuit avait été mouvementée, je vous jure, on tenait plus sur nos jambes, à cause du tord-boyaux – le tord-boyaux, la gnôle des paysans de France, c’était pas cher, voyez-vous, mais ça faisait comme des clous dans les tripes. Même à regarder, c’est trouble et noir dans la bouteille, on croirait boire une eau marécageuse.
On était donc couchés dans l’appartement, éreintés, des tentures clouées sur les fenêtres. Le soleil du matin brillait si fort au travers qu’il vous tombait comme un drap sur la peau. Deux ou trois heures plus tôt, on avait joué dans un studio minable dans l’idée d’enregistrer un disque. Une petite pièce sinistre, plutôt un placard à fantômes qu’un endroit où faire de la musique, les radiateurs fendus qui crachotaient leur vapeur, le plancher gondolé jonché de bouteilles vides. Nos cigarettes faisaient des petits trous de lumière dans le noir, c’est comme ça que je sais que ça marchait pas. La fumée de Hiero bougeait pas. La clope lui pendait aux lèvres comme si ça s’embrouillait dans sa tête. On arpentait tous la pièce, et entre les prises on écoutait le raffut que les rats faisaient dans les murs. On tenait pas en place. Peut-être qu’on était pas si mauvais, mais moi en tout cas je me sentais pas dans mon assiette. Trop nerveux, trop inquiet, trop occupé à surveiller la porte. Rien à voir avec le tord-boyaux ; rien à voir avec l’isolement du studio. Rien ne pouvait m’arracher à moi-même. Prise après prise, je m’acharnais à jouer jusqu’au bout et chaque fois, Hiero rayait le satané disque et le flanquait à la poubelle.
« C’est qu’un tissu de fausses notes, il arrêtait pas de ronchonner, rien qu’un foutu tissu de fausses notes.
– On croirait entendre la famille royale, Chip a dit, quand la populace lui a fait sa fête. »
Coleman et moi, la tête basse, lessivés, on se taisait.
Mais Hiero, en essuyant son cornet avec un mouchoir sale, il se retourne et lance un regard mauvais à Chip. «Ouais, mais bon Dieu, même quand on joue comme des manches, on est des génies. »
Qu’est-ce que ça m’a étonné qu’il dise ça. Depuis des semaines le môme arrêtait pas de nous dire que c’était lamentable, la façon qu’on jouait. À chaque fois, il attrapait le disque et rayait la laque avec un canif pour le foutre en l’air. Il gueulait qu’y avait rien là-dedans. Mais y avait bien quelque chose, la graine d’une beauté confuse.
Je voulais pas faire ce que j’ai fait, mais quand le môme a tourné le dos, j’ai pris le dernier disque, encore fragile, les sillons tout neufs. J’ai jeté un coup d’œil inquiet autour de moi et je l’ai planqué dans l’étui de ma contrebasse. Les autres rangeaient leurs instruments.
« Elle est où, la dernière galette ? » Hiero a demandé, les sourcils froncés. Il regardait dans la poubelle où avaient atterri tous les disques qu’il avait bousillés.
« Elle est là-dedans, mon coco, t’en voulais pas, si ? »

Il m’a regardé de travers. « C’est pas la question. On va jamais y arriver.
– Qu’est-ce que tu chantes, gamin, Chip a dit d’une voix traînante. Tu voudrais qu’on arrête ? »
Le gamin a juste haussé les épaules.
On a aligné les bouteilles vides le long du mur, on a tout fermé sans dire un mot, et on est retournés à l’appartement de Dalilah chacun de son côté. C’était le couvre-feu et Paris était sinistre, rien que des ombres agglutinées, un air lourd à respirer. Je prenais les ruelles en silence, redoutant les bruits de pas. On s’est tous retrouvés chez Dalilah. Tous sauf Bill Coleman, bien sûr, Coleman, il habitait avec sa souris. On s’est écroulés sur les canapés crasseux, sous les rideaux de couvre-feu. J’ai posé ma caisse contre le mur et j’avais l’impression d’y sentir ce satané disque, encore chaud. Je sentais si fort sa présence que je trouvais drôle que les autres la sentent pas. Toute cette chaleur dans la cire, comme celle d’un cierge dans une église.

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