Jupiter et moi

Auteur : Eddy L. Harris
Editeur : Levi

Tyrannique et terrifiant – au point d’être affublé du surnom de «Jupiter»! – mais aussi attachant, rigolard et fantasque, le grand Sam prend de la place. Mais, au fond, qui est-il, ce vieil homme noir sous sa casquette rouge? Et quelle terreur enfouie cache-t-il sous ses fanfaronnades ? C’est ce que son fils tente de découvrir à travers des bribes de récits authentiques et d’affabulations paternelles. En filigrane, au-delà̀ de l’odyssée familiale, c’est l’histoire des Noirs américains qui apparaît, entre les sanglants dérapages de l’idéologie raciste et les petites humiliations du quotidien…

Traduction : Alexandre Gouzou
9,00 €
Parution : Septembre 2020
Format: Poche
208 pages
ISBN : 979-1-0349-0287-3
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Extrait

Foutrement blanc
La vie d’un père et celle d’un fils se mêlent comme les branches de deux arbres côte à côte dans la forêt. Le gland tombe, un jeune arbre pousse, les racines s’enchevêtrent. S’ils sont assez proches, il est parfois impossible de savoir où finissent les branches de l’un et où commencent celles de l’autre, à moins de s’éloigner pour les regarder attentivement, à moins que le plus jeune ait dépassé et éclipsé l’aîné, poursuivant son ascension là où le plus vieux l’avait interrompue.
Quand mon père était petit, sa mère le prenait souvent sur ses genoux et, embrassant ses joues et son front, lui murmurait qu’il était voué à accomplir de grandes choses. Quoi? Elle n’en avait aucune idée; lui seul devrait trouver. Elle n’essaya jamais de le deviner. Mais ses mots annonciateurs d’une grandeur imminente le marquèrent à jamais. Ils chantent dans ses oreilles depuis bientôt quatre-vingt-dix ans.
Les mères disent souvent ce genre de choses à leur petit garçon. Venant d’où il venait, sachant ce que notre famille et notre peuple avaient traversé, il dut prendre ma grand-mère pour une sorte d’étrange visionnaire – ou de folle. Même s’il ressemblait à un blanc, il était uniquement et seulement un petit enfant noir. Il savait qu’aucun enfant noir n’était promis à réaliser quoi que ce soit de grand. Mais il prit ses mots à la lettre, et les entendit comme une bénédiction. Ils l’autoriseraient à courir le monde en quête de sa fabuleuse destinée.
Les paroles de sa mère durent aussi être un poids, quelque chose dont il serait toujours conscient, pour lequel il devrait se battre coûte que coûte. Comme un objet de famille, une place à prendre, un nom. Mon père disait que les noms étaient magiques, que chacun contenait un héritage secret.
Quand mon père avait huit ans, ils étaient trois dans sa classe à s’appeler Samuel Harris. Tous cousins, tous à peu près du même âge, tous nommés ainsi en souvenir de mon arrière-grand-père paternel, homme hautement respecté de ses enfants. Pour les distinguer les uns des autres, le professeur demanda à chacun son deuxième prénom. Incapables de savoir s’ils en avaient un, les trois garçons furent sommés de revenir avec le lendemain.
C’est sur le chemin du retour, dans une allée qui courait entre deux maisons de briques, que mon père fut le témoin d’une chose qui le marqua – et me marqua – à jamais. Entre père et fils, ce qui marque l’un marque l’autre ; ce qui est porté par l’un, bon ou mauvais, sera porté par l’autre.
Mon père grandit à Saint Louis, ville bâtie presque entièrement en briques. Comme toutes les premières villes américaines de l’Ouest, elle fut d’abord construite en bois. Mais en 1849, un bateau à roues mouillant dans le port prit feu. Les flammes se propagèrent et détruisirent une grande partie de la vieille ville.
Le Mississippi constituait l’une des principales voies de transport du pays. Il reliait les territoires du Nord aux territoires du Sud, les États esclavagistes aux États libres, l’Est à l’Ouest. Saint Louis était le premier port en amont de La Nouvelle-Orléans. Trappeurs, montagnards, pionniers, chercheurs d’or, commerçants parcourant dans les deux sens les pistes de l’Oregon et de Santa Fe – tous transitaient par Saint Louis. Dans les tableaux de l’époque, le port apparaît aussi animé que n’importe quelle ville moderne : une multitude de bateaux à vapeur chargent, déchargent, mouillent, quittent le port, dans un va-et-vient ininterrompu de cargaisons et de passagers.
Le 19 mai 1849 dans la soirée, le White Cloud accosta au port de Saint Louis. C’était un de ces navires remplis de passagers et d’une cargaison d’esclaves et de coton provenant des entrepôts et des plantations du Sud. Il était trop tard pour le déchargement, et il devait attendre le lendemain matin.
Tout était tranquille ce soir-là sur les quais, malgré le vent qui s’était brusquement levé et soufflait avec violence. De grandes rafales soulevaient poussières et débris en petits tourbillons. Le fleuve était aussi houleux que l’océan. Les chevaux se cabraient pour un rien et hennissaient nerveusement. L’atmosphère semblait chargée d’électricité.
Après l’heure du dîner, les activités maritimes cessaient. Les gens pouvaient flâner sans être gênés par l’armée de dockers transportant balles et caisses. Dans la journée, quiconque se promenait là aurait été cerné par les chevaux, les wagons, les chariots pressés circulant sur les quais, traversant la ville d’un bout à l’autre. En fin de soirée, le lieu redevenait tranquille. Mais le soir du 19 mai, une catastrophe allait se produire. Il était environ vingt-deux heures.
Soudain, une énorme déflagration ébranla les fenêtres à des kilomètres à la ronde. Les vitres se brisèrent, la nuit se scinda, toute tranquillité vola en éclats. Là-bas, sur le fleuve, la chaudière du White Cloud avait explosé.
Selon certains, elle avait simplement – et mystérieusement – sauté. Selon d’autres, il s’agissait d’un acte de sabotage des antiesclavagistes. Nul ne sut exactement ce qui s’était passé. Ce qui est sûr, c’est qu’une tension énorme existait alors entre les esclavagistes et les anti-esclavagistes: le deuxième procès de Dred Scott1 se profilait.
Les agitateurs d’un camp comme de l’autre cherchaient à prendre le dessus. Il n’y aurait donc rien eu d’étonnant à ce qu’un soir de printemps 1849, quelques mois avant le second procès de Dred Scott, un antiesclavagiste pris de frénésie ait incendié le White Cloud pour libérer les esclaves du bateau.
Sur le pont, les balles de coton s’enflammèrent rapidement. Enchaînés ou non, les esclaves sautèrent dans le fleuve. Mais ils furent vite encerclés par les nappes de feu qui dansaient sur les flots. Les cris et les appels au secours s’élevèrent dans la nuit. Les quais furent rapidement sens dessus dessous.
Un vent violent propagea le foyer sur les autres bateaux. Les amarres du White Cloud cédèrent et il fut entraîné sur le fleuve. Tandis que l’embarcation dérivait, des explosions illuminèrent la nuit. Les cargaisons empilées sur les berges s’enflammèrent. En un rien de temps, depuis Cherry Street jusqu’à l’île de Duncan, les quais se transformèrent en une longue traînée incandescente.
L’incendie, rapide et spectaculaire, se répandit en quelques minutes. Le vent transporta braises et flammèches sur les toits et les murs des maisons en bois; les immeubles de bureaux et les entrepôts partirent en fumée. Quartier après quartier, avec la voracité d’une épidémie de choléra – lequel frappa la ville quelques mois plus tard –, le centre de Saint Louis fut dévasté. Un survivant aux deux désastres évoqua le châtiment que Dieu avait infligé à l’esclavagisme et aux négriers. Avant de réussir à maîtriser la catastrophe, vingt steamboats et quinze quartiers du centre de Saint Louis furent entièrement réduits en cendre.
Conseillers municipaux et architectes exigèrent que la ville soit reconstruite avec des matériaux moins inflammables, en maçonnerie et en briques. Et pour éviter qu’un nouvel incendie ne se répande de maison en maison, on agença une allée coupe-feu entre chaque habitation – laquelle permettait aussi l’accès aux venelles parallèles à la rue principale.
Le jour où mon père revint de l’école avec pour mission de trouver son second prénom, il empruntait justement une de ces allées. Cela devait être son trajet coutumier, mais ce jour-là, il fut confronté à un événement singulier et insolite. Alors qu’il passait devant une fenêtre ouverte, il entendit un homme et une femme faire l’amour. Pendant de très longues minutes, il fut cloué sur place, fasciné. Nerveux, un peu effrayé, il savait qu’il faisait quelque chose d’interdit à un garçon de huit ans. Et il savait que si on le surprenait, il pouvait être passé à tabac, tué, ou pire encore. Cependant il voulait rester, continuer d’écouter. Il voulait aussi s’enfuir. Mais il ne pouvait bouger.
Il jure avoir ignoré ce que signifiaient ces bruits, ni pour quelle raison il se les figura scabreux, mais dit avoir été aussi paralysé que s’il était passé sous un rebord de fenêtre où venait d’être posé un dessert tout juste sorti du four.
Il prétendait avoir éprouvé la même gêne qu’à l’idée de voler une tarte – ce dont je doute fort. Immobile, attentif, il se sentit aussi coupable que s’il avait grimpé sur le tuyau d’écoulement et avait espionné à travers la fenêtre grande ouverte, ce qu’il jura avec un peu trop d’insistance n’avoir pas fait. (Comment savait-il, par exemple, que la femme avait les jambes en l’air ?)
Mon père prétend n’avoir pas compris de quoi il était question. Pourtant, il raconte que le couple y allait furieusement. Il était captivé par les sons et par les gémissements de la femme qui maintenant étouffait un cri. Quand elle commença à hurler, il eut l’impression que l’homme la torturait, la battait et la giflait sans arrêt; puis les halètements devinrent de plus en plus bruyants et rapides, et la femme se mit à gémir: «Oh Seigneur, Seigneur ! »
L’homme continua de grogner, la femme le suppliait de ne pas s’arrêter: «Non, non, oh bon Dieu, non!» Ensuite, glorieusement, elle l’appela par son nom.
Le nom de l’homme était Eddy.
Le jour suivant, Eddy était devenu le second prénom de mon père.

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