La cuillère

Auteur : Dany Héricourt
Editeur : Liana Levi
En deux mots...

Dany Héricourt jongle avec ses deux cultures, anglaise et française, et signe un premier roman singulier et réjouissant sur la fin de l’adolescence, la perte, le deuil, les secrets de famille et l’émancipation artistique.

19,00 €
Parution : Août 2020
240 pages
ISBN : 979-1-0349-0314-6
Fiche consultée 70 fois

Présentation de l'éditeur

L'objet brillant est sagement posé sur la table de nuit. Seren devrait prêter attention à son père, étendu sous le drap: sa mort vient de les surprendre tous, elle et ses frères, sa mère et ses grands-parents, mais c'est la cuillère en argent ciselée qui la retient: elle ne l'a jamais vue dans la vaisselle de l'hôtel que gère sa famille au Pays de Galles. À l'aube de ses dix-huit ans, la jeune fille pourrait sombrer, mais les circonstances aiguisent sa curiosité. L'énigme que recèle l'objet, avec son inscription incisée, la transporte. Elle se met à dessiner passionnément (la cuillère) et à observer toute chose de son regard décalé. Un premier indice sur sa provenance la décide à traverser la Manche, à débarquer en France et, au volant de la Volvo paternelle, à rouler. La cuillère pour boussole.
Beaucoup d'égarement, une bonne dose d'autodérision et un soupçon de folie l'aideront, dans son road-trip loufoque, à se confronter à ce peuple étrange qui confond Gallois et Gaulois, avant de découvrir en Bourgogne un château chargé d'histoire(s).

La presse en parle

Une virée initiatique à travers la Bourgogne, drôle et délicate.
Lire-magazine Littéraire

Extrait

Rigor mortis
C’est la nuit de la mort de mon père que je vis la cuillère pour la première fois.
Je suis appuyée contre le bord de son lit. Immobile. À différents endroits de la chambre, plongés dans leurs pensées : ma mère, mes grands-parents, mes deux frères, notre labrador et le docteur Aymer. Nous ressemblons vaguement au tableau La Mort de Germanicus bien qu’aucun de nous ne porte de toge romaine et que personne n’ait été empoisonné, je crois.
Le silence de la chambre constitue un bruit en soi. Quelque chose de dense et de continu comme lorsqu’on se bouche les narines sous l’eau. Seul le claquement de dents de mon frère ponctue la clameur du silence. Al s’arrache toujours la peau de ses doigts quand il est inquiet.
Pallor mortis, a décrété le docteur en recouvrant d’un drap le visage blafard de mon père. Du latin pour se distancier de la situation. Doc Aymer se planque derrière son érudition, aurait dit mon père. À force de fixer le drap, j’ai la sensation que ses pieds bougent. J’évite de regarder ma mère. De toute façon, je vois flou.
Mon cerveau glisse en arrière. Il y a deux heures ou trois, je claquais la porte de la cuisine. Et il y a deux minutes, ou dix, ma grand-mère surgissait dans ma chambre.
– Seren, viens vite, ma chérie !
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Oh. Ma chérie. Ton papa...
Pauvre vieille Nanou. À bout de souffle à cause des escaliers.
Un bout de pyjama rayé dépasse du drap. Rayure grise, rayure bleue, rayure grise... les couleurs se brouillent, je vois flou. Mes doigts vérifient instinctivement l’existence de mes paupières. Tout va bien. Tout va mal.
Dai, mon autre frère, s’accroupit pour caresser le labrador. Oui t’es beau. Le chien gémit de satisfaction. Cette nuit est absurde. Je force mes yeux à passer du flou au net et vois ma mère tapoter affectueusement, banalement, la poitrine drapée de mon père – elle a oublié qu’il est mort ? Non, elle laisse s’échapper un petit sanglot muet. Un cri d’air sidéré. On a tous l’air sidéré.
Surtout mon père. Sous le drap.
Demain j’ai une épreuve de rattrapage en histoire. Est-ce que le décès d’un parent constitue un motif valable pour rater un examen ? Le drap qui recouvre son corps est en lin. Du lin beige, une pointe de rose peut-être ? Difficile de savoir avec la pénombre. Lin, linge, linguiste, linéaire, linceul... Je disjoncte ? Je digresse.
J’ai tendance à digresser. Ma mère dit que mes phrases contiennent trop d’incises, mon père, qu’il faudrait des notes de bas de page pour me suivre.
Maman glisse le bout de pyjama rayé sous le drap. Elle a dû sentir que cela m’angoissait.
Quand je presse mes pouces contre mes paupières, les digressions de mon cerveau se transforment en filaments vaporeux. Ça pique.
Mes yeux s’ouvrent à nouveau sur la petite table où mon père a posé sa dernière tasse de thé. Et je la vois.
– Elle vient d’où cette cuillère ?
Toute ma famille lève les yeux. Correction : toute ma famille sauf Al, préoccupé par ses peaux, et mon père, pour des raisons évidentes.
Je récidive :
– Cette cuillère, elle vient d’où ?
Maman sourit avec difficulté.
– Je ne sais pas, Seren-love, je crois qu’elle a toujours été chez nous.
Que ma mère, à peine veuve, puisse faire l’effort de sourire, me fend le cœur. J’emporte la cuillère dans ma chambre et passe le restant de la nuit à la dessiner.
Dessiner m’aide à ne pas digresser. Ou à ne digresser qu’autour du dessin. Ma mère n’a pas forcément tort: il est vraisemblable que cette cuillère fasse partie de mon quotidien depuis des lustres. Bien qu’elle possède une qualité de jamais vue, j’ai une sensation de déjà-vu. Nous possédons des centaines de couverts à l’hôtel des Craves. Mélangée aux autres ustensiles, jour après jour sur nos tables, dans l’évier, au fond d’un bocal de farine ou de riz, la cuillère a pu simplement échapper à mon attention.
Dans cette nuit où personne ne dort je réalise que nous vivons entourés de choses auxquelles nous n’accordons aucune importance jusqu’à ce qu’elles disparaissent, se cassent ou se révèlent sous une lumière nouvelle.
À l’aube, quand les sonneries du téléphone annoncent le début des rites mortuaires, je range mes crayons et contemple la cuillère à la lueur du jour.
Elle est belle. Solide. Mystérieuse.
Tout l’inverse de la vie, me semble-t-il en cet instant.

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