Les Vilaines

Auteur : Camila Sosa Villada
Editeur : Metailié

La vie d'une trans : un an de leur vie équivaut à sept années « normales ».
Tante Encarna a 178 ans et porte tout son poids sur ses talons aiguilles au cours des nuits de la zone rouge du Parc Sarmiento, à Córdoba, en Argentine. La Tante - gourou, mère collective avec des seins gonflés d'huile de moteur d'avion - protège et partage sa vie avec d'autres membres de la communauté trans, sa sororité d'orphelines, résistant aux bottes des flics et des clients, entre échanges sur les dernières télénovelas brésiliennes, les rêves inavouables, amour, humour, tendresse, et aussi des souvenirs qui rentrent tous dans un petit sac à main en plastique bon marché. Une nuit, entre branches sèches et roseaux épineux, elles trouveront un bébé abandonné qu'elles adopteront clandestinement. Elles l'appelleront Éclat des Yeux.

Premier roman fulgurant, sans misérabilisme, sans autocompassion, Les Vilaines est un geste esthétique et politique qui raconte la fureur et la fête d'être trans. Avec un langage luxuriant, ce livre est un conte de fées et de terreur, un portrait de groupe, une relecture de la littérature fantastique, un manifeste explosif qui nous fait ressentir la douleur et la force de survie d'un groupe de femmes qui auraient voulu devenir reines mais ont souvent fini dans un fossé. Un texte qu'on souhaite faire lire au monde entier.

Traduction : Laura Alcoba
18,60 €
Parution : Janvier 2021
204 pages
ISBN : 979-1-0226-1079-7
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La presse en parle

On souffre avec ces créatures pétries d’humanité et de colère, "les apprenties du néant, les prêtresses du plaisir, les oubliées". Les clients sont ivres, les coups pleuvent, le sida rôde, "vivre la nuit vieillit". Quand la douleur est trop vive, la réalité s’érode. Une trans muette se transforme en "femme oiseau au plumage argenté et sombre" ; une autre, "chaque nuit de pleine lune", devient louve. Prendre la merde, la transformer en or : c’est à ce genre de prouesse alchimique que parvient cette ode à la renaissance.
Fabrice Colin, Le canard enchaîné

Extrait

La nuit est profonde : il gèle dans le Parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.

Le Parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attractions. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

Avec les trans, il y a aussi une femme enceinte, la seule dans le groupe qui soit née femme. Les autres, les trans, se sont transformées elles-mêmes pour le devenir. Au pays des trans du Parc, c’est elle, la personne différente, cette femme enceinte qui fait toujours la même blague : elle prend par surprise l’entrejambe des trans. C’est ce qu’elle est en train de faire à l’instant même, et toutes rient aux éclats.

Le froid n’arrête pas la ronde des trans. Une fiole de whisky passe de main en main, des papiers saupoudrés de cocaïne passent successivement sous tous les nez, quelques-uns d’entre eux sont énormes et naturels, d’autres, tout petits, ont été opérés. Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête. Là, dans ce Parc qui jouxte le centre-ville, le corps des trans emprunte à l’enfer la substance de ses charmes.

Tante Encarna participe à ce sabbat avec un enthousiasme féroce. Après la coke, elle exulte. Elle se sait éternelle, elle se sait invulnérable, telle une ancienne idole de pierre. Mais quelque chose qui vient de la nuit et du froid attire son attention et l’éloigne de ses amies. Depuis les broussailles, quelque chose l’appelle. Au milieu des rires, du whisky qui va et vient d’une bouche fardée à l’autre, au milieu des coups de klaxon de ceux qui sont à la recherche d’un peu de bonheur auprès des trans, Tante Encarna perçoit un son qui vient d’ailleurs, émis par quelque chose ou par quelqu’un qui n’est pas comme les personnes que nous avons sous les yeux.

Les autres trans continuent leur maraude sans prêter attention aux mouvements d’Encarna. C’est que la Tante perd la mémoire, elle raconte et reprend sans cesse les mêmes vieilles anecdotes. Les choses les plus récentes et les plus familières n’ont pas de place dans sa mémoire. Il y a un moment dans la vie où aucun souvenir n’est à l’abri. Alors elle note tout dans des petits cahiers, elle colle des post-it sur la porte du frigo, autant de manières de l’emporter sur l’oubli. Il y a des filles qui pensent qu’elle est en train de devenir folle, d’autres qu’elle en a assez de se souvenir. Elle a reçu beaucoup de coups, Tante Encarna, des grolles de flics et de clients ont joué au foot avec sa tête et aussi avec ses reins. À cause des coups reçus dans les reins, elle pisse du sang. Alors personne ne s’inquiète quand elle s’en va, quand elle les quitte, quand elle répond aux sirènes de son destin.

Elle est un peu désorientée quand elle s’éloigne, les chaussures en plastique la font souffrir, à cent soixante-dix-huit ans, c’est comme marcher sur un lit de clous. Elle marche avec difficulté sur la terre sèche et sur les herbes folles qui poussent ici et là, elle traverse l’avenue Dante comme un sifflement filant vers le secteur du Parc où il y a des épines, des ravins et une grotte où les pédés s’embrassent et se consolent les uns les autres, et qu’on appelle la Grotte de l’Ours. Quelques mètres plus loin, il y a l’hôpital Rawson, l’hôpital où on s’occupe des infections : notre second foyer.

Des fossés, des gouffres, des arbustes qui blessent, des ivrognes qui se masturbent. Tandis que Tante Encarna se perd dans les broussailles, la magie opère. Les prostituées, les couples ardents, les rencontres fortuites, ceux qui réussissent à se retrouver dans cette forêt improvisée, tous, autant qu’ils sont, donnent et reçoivent du plaisir dans les voitures garées à la hâte, allongés dans l’herbe ou bien encore debout, contre les arbres. À cette heure-là, le Parc est comme un ventre qui jouit, un réceptacle de sexe éhonté. On ne sait plus d’où viennent les caresses et les coups de langue. À cette heure-là, à cet endroit, les couples baisent.

Mais ce que Tante Encarna poursuit est probablement un son ou un parfum. On ne peut jamais savoir quand on la voit ainsi, partir en quête de quelque chose. Peu à peu, ce qui l’a appelée se dévoile : ce sont les pleurs d’un bébé. Avec ses chaussures dans une main, Tante Encarna sonde l’air qui l’entoure, elle pénètre dans le terrain hostile pour le voir de ses propres yeux.

Une immense faim et une immense soif. C’est ce que l’on perçoit dans les pleurs du bébé et ce qui provoque la détresse de Tante Encarna qui s’enfonce dans les bois, désespérée, car elle sait que quelque part il y a un enfant qui souffre. Dans le Parc, c’est l’hiver, le froid est si intense qu’il fait geler les larmes.

Encarna arrive au niveau des chenaux où se cachent les prostituées quand elles voient approcher les lumières de la police, elle le trouve enfin. L’enfant est sous des ronces. Il pleure désespérément, le Parc tout entier semble pleurer avec lui. Tante Encarna s’affole, à cet instant, toute la terreur du monde s’accroche à sa gorge.

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