Les chiens et la charrue

Auteur : Patrick K. Dewdney
Editeur : Diable Vauvert

Laissé seul, désespéré et en fuite après L'Enfant de poussière et La Peste et la Vigne, on retrouve Syffe alors qu'il cherche à noyer son chagrin. Mais cette phase d'oubli sera de courte durée avant que, de rencontres en rencontres, ne reprenne le rythme effréné de sa quête initiatique. Pour la première fois de sa vie, il va prendre véritablement le contrôle de son existence, traversera d'autres contrées, retrouvera d'anciennes connaissances et découvrira de nouvelles cultures, sur le chemin de sa propre reconstruction...
Récit de quête pensé comme l'oeuvre d'une vie, Le Cycle de Syffe est nourri de la passion conjuguée de Dewdney pour l'histoire et les fictions modernes. Il s'est installé dans notre firmament littéraire comme un chef-d'oeuvre d'une fantasy moderne débarrassée de tout poncif et chargée de sens et de conscience.

23,00 €
Parution : Septembre 2021
656 pages
ISBN : 979-1-0307-0426-6
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Extrait

Le froid m’enveloppa entièrement, comme on enserre un vieil ami. Je me tordis par réflexe pour me retenir à la porte, mais mes doigts ripèrent sur la maçonnerie inégale. Ensuite, le premier coup tomba et je basculai en avant dans la nuit. Mes yeux restèrent grands ouverts. Mes paupières avaient à peine frémi. « Iss finne, fekkling », susurra le fantôme d’Uldrick à mon oreille. Même mort, le guerrier-var parvenait à puiser de la fierté dans ce qui restait de ses leçons. Je chutai durement dans la cour gelée, à demi anesthésié par le quart de tord-boyaux que j’avais avalé plus tôt. Je savais que la douleur viendrait, lorsque les effets de l’alcool s’estomperaient, mais ceux qui quittaient la gargote sur mes talons désiraient l’invoquer sans plus attendre. Je portais la mort en moi depuis six lunes, et pour cette raison, je ne comptais pas leur refuser quoi que ce soit.
C’était une nuit claire et immobile, figée par l’hiver. Moins d’une mille au nord, le village d’Omble baignait dans les rayons opalins d’une lune distante. Le bardage des toitures luisait comme les écailles des poissons que l’on vidait sur les quais de la manse à la belle saison. De petits amas de neige sale s’entassaient çà et là, au pied des murs et des bâtisses. Mêlées de boue et d’immondices, ces congères grisâtres avaient maintes fois gelé au cours des semaines précédentes et pourtant, les flocons n’avaient pas tenu ailleurs, dans les bois ou dans les champs. En arrière-plan, à moitié cachée par la vomissure grasse des fumoirs, trônait l’ombre austère d’une grande maison forte, vieille mais redoutable, bardée de tours et cerclée d’une muraille. Omble n’était jamais tombée entre les mains des Feuillus durant la seconde guerre de la Vigne, et ces fortifications intimidantes n’y étaient pas pour rien.
L’homme qui m’avait pris en grippe était saoul et c’était aussi le maître des lieux, un type grand et bien bâti, avec les cheveux aussi noirs que les miens et un nez cassé qu’il avait sans doute mérité. Il m’avait déjà fait comprendre que je n’étais pas le bienvenu lors de ma précédente visite, mais la veille j’avais réussi à mendier trois piécettes sur le carrefour entre Malmotte et La Vrille, et au village on refusait de me servir depuis des semaines. Sa fermette, qui se changeait en maison-à-boire une fois le soir venu, se situait à un jet de pierre des berges glacées de la Gorce. De jour, entre les arbres, on pouvait aviser son cours tumultueux. J’avais déjà passé une après-midi à regarder la rivière et les petites falaises qui bordaient la rive opposée où s’agrippaient, en cette saison, d’interminables rangées de stalactites givrées. De nuit, on n’en apercevait rien hormis une bande sombre de laquelle s’échappait une complainte glougloutante.
Le propriétaire ne me laissa pas le temps de rassembler quoi que ce soit de mes esprits et se servit de l’élan qu’il avait pris en sautant derrière moi pour me cueillir sur la pointe de sa botte. Un comparse l’avait accompagné. Celui-là était plus imposant encore, censément pour faire régner l’ordre, mais il traînait en arrière, habitué à ce que la colère du maître des lieux œuvre à sa place. Je roulai maladroitement pour amortir les frappes, parce que j’avais déjà failli régurgiter le tord-boyaux, et que je ne voulais pas l’avoir payé pour rien. Les malandrins qui buvaient ce soir-là quittaient la gargote les uns après les autres pour profiter du spectacle. Leurs silhouettes s’alignaient dans l’ombre, sous le porche ou plus bas, près des murs. J’aurais sans doute préféré des rires et des railleries au silence grotesque qui les drapait. Je ne distinguais rien d’eux, hormis leurs yeux rendus diaphanes par la lune et les éruptions blanches qui accompagnaient leurs souffles. Je les crus, par moments, remplacés par une assemblée de juges graves, des spectres familiers venus assister au redressement de vieux torts.
Celui qui me frappait visait le ventre, et il cognait vite et fort. Je n’avais pas de compagnon ou de famille, personne pour venir lui demander des comptes ou lui faire des ennuis s’il me fêlait les côtes, et il le savait. Je n’étais personne. Au pire, s’il s’emportait de trop, la rivière n’était pas loin. Qu’il me casse la tête contre les pierres de sa grange, ce n’était pas les hommes qui buvaient sa gnôle amère qui trouveraient à y redire. Le tambour du cuir humide claquait contre ma chair, rythmé par les grognements sourds du bourreau, une musique tordue qui résonnait dans la cour tout entière. Je finis par me retrouver acculé contre la carcasse croulante du grenier qui faisait face à la maison. Je manquais d’espace pour épouser le va-et-vient de la botte, mais l’homme s’était épuisé à me pousser jusque-là, et la correction avait perdu l’essentiel de sa violence.
« Ne reviens plus », gronda le tenancier après un dernier coup faiblard qui le fit trébucher. « Je t’ai dit que je me répéterais pas. La prochaine fois ça sera le gourdin. » Je ne répondis rien, occupé que j’étais à reprendre mon souffle. Le cogneur haletait encore davantage que moi, son visage cramoisi, sa rage mourante. « Et vous autres », lança-t-il, en me tournant le dos. « Que j’attrape personne à faire affaire avec ce traîne-bissac sous mon toit. Il a le mauvais œil et une disposition pour la boisson qui n’a rien de naturel. Je veux pas le voir à rôder par chez moi. Ça vaut pour toi aussi, l’ancien. » Il apostrophait ainsi le vieillard malingre qui tentait de s’éclipser par l’entrée de la bâtisse, et qui avait échangé mes piécettes contre deux timbales de tord-boyaux un peu plus tôt dans la soirée.

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