Le Premier renne
Laponie suédoise. Des corbeaux et des loups. Des rennes et des rêves.
En pleine période du marquage des faons, un troupeau de rennes est décimé le long de la voie ferrée qui transporte le minerai de fer. Nina Nansen et Klemet Nango, enquêteurs de la police des rennes, se retrouvent au coeur d'un conflit qui déchire un clan d'éleveurs sami.
Il y a aussi Anja, une jeune Sami marginalisée, à qui on a confié le pouvoir de tuer. Anja, celle qui voulait écouter les pierres de la toundra. Celle qui ne veut plus se taire. Celle qui ne veut plus plier. Celle qui voudra inventer le grand récit. Face à une colonisation qui ne dit pas son nom, elle va entrer en résistance. Avec ses propres méthodes. Et ses démons qui vont croiser ceux de Klemet.
Les enjeux énormes des terres rares et de la survie des Sami en tant que peuple se télescopent. Pour assurer la transition énergétique, faudra-t-il sacrifier ce peuple d'éleveurs de rennes ? Dans le paysage incroyable d'un solstice d'été dans le Grand Nord, Olivier Truc nous raconte avec un talent irrésistible les luttes du pays sami. Un thriller magnifique.
Extrait
Vendredi 23 juin.
24 heures d’ensoleillement.
Route E45 vers Karesuando, Laponie suédoise. 13 heures.
Klemet Nango roulait depuis presque deux heures au volant de son pick-up de la police des rennes. Sa colère n’était pas retombée. Peu de temps après être sorti de Kiruna, alors qu’il n’était pas encore arrivé à l’embranchement de Vittangi, avant de remonter plein nord, il avait failli percuter deux types en quad qui sortaient de nulle part et traversaient la route en se pensant seuls au monde. Pour la première fois depuis le départ de son poste précédent, il avait dressé des PV. Les deux types étaient bourrés et avaient commencé à célébrer midsommar, le solstice d’été, depuis un moment déjà, à en croire leur haleine.
Un tel jour, en temps normal, Klemet n’aurait peutêtre pas verbalisé, mais l’un des gars avait commencé à l’insulter en voyant la voiture siglée “Police des rennes” et en entendant son accent norvégien. “Va te faire foutre, flic lapon de merde”, avait crié le type, arrachant des ricanements gras à l’autre. Les deux revenaient apparemment de la pêche et comptaient sûrement continuer à fêter midsommar à Kiruna en grillant leurs poissons avec leurs potes et en éclusant bières et aquavit. À voir leurs combinaisons, ils devaient travailler à la mine de LKAB ou pour des sous-traitants. Typiquement le genre de gars qui s’estimaient tout permis en Laponie, “parce que c’est nous qui faisons la richesse de cette putain de région !” Inutile de les raisonner, surtout dans cet état.
Et puis Klemet avait d’autres soucis.
Berit Kutsi l’avait appelé le matin même, avec une voix inquiète. Klemet avait aussitôt imaginé le pire. Il connaissait trop bien sa vieille amie pour prendre un tel appel à la légère. Berit et lui avaient grandi ensemble à Kautokeino, le cœur de la Laponie norvégienne, à quelques heures de voiture au nord de Kiruna. Là où Klemet, après avoir commencé à travailler dans un garage, avait finalement rejoint la police et connu d’autres horizons, Berit n’avait jamais quitté le village. Sortie de l’école vers l’âge de onze ans. Femme de peine et de prières, vivant dans la crainte de Dieu, et parfois des hommes, et même parfois des hommes de Dieu. Une brave qui à sa façon veillait, comme elle disait, sur les âmes faibles du vidda, ces hauts plateaux de Laponie. Et sur les âmes pures. Klemet ne savait pas toujours dans quelle catégorie se ranger. Mais il pouvait compter sur elle. Berit gardait pour lui depuis plus d’un an déjà un renne, une femelle, qu’on lui avait confié peu de temps après sa naissance. Dans le plus grand secret. Car Klemet, tout flic qu’il était, se trouvait dans l’illégalité. Pour posséder un renne, il fallait avoir une marque, ces tailles aux oreilles des rennes qui permettaient d’identifier le propriétaire. Et la loi était claire : pas de marque, pas de renne.
Depuis un an, Berit, qui habitait un peu à l’écart sur les hauteurs de Kautokeino, avait pu garder le petit renne dans l’enclos fermé aux yeux des curieux. Avec le temps, l’animal s’était adapté à sa vie recluse, et Berit avec lui. Elle le sortait la nuit de longues heures pour qu’il connaisse l’herbe et le lichen, les champignons et l’eau des rivières. Pour qu’un jour, quand il retrouverait la liberté, il ne soit pas perdu. Pour l’instant, c’était Klemet le seul à être perdu.
Il repoussait de mois en mois le moment où il devrait prendre une décision. Le coup de fil de Berit risquait de l’accélérer. Un voisin éleveur de rennes, qui voulait se plaindre de Berit pour une histoire d’entretien du cimetière qu’il n’estimait pas à la hauteur de l’importance de sa famille, s’était rendu chez elle, et en son absence il avait découvert le renne non marqué. Berit n’avait rien voulu raconter de plus, même pas le nom de l’éleveur, quand elle avait dit à Klemet qu’il fallait qu’il vienne d’urgence à Kautokeino, mais la chaleur qui lui montait au front valait toutes les alarmes. Il était dans la panade. Il approchait maintenant de Karesuando, la petite ville frontière entre Suède et Finlande. Il avait son rituel sur la route Kiruna-Karesuando-Kautokeino, ses trois K. Trois à quatre heures de trajet, suivant le temps, Karesuando à michemin exactement, il lui restait près d’une heure et demie de route, et il s’arrêtait toujours pour manger un morceau
au Rajacafé, le café de la frontière, côté finlandais.
Attablé devant son hamburger-frites, il regardait par la fenêtre les voitures qui défilaient à la station-service voisine. Chaque arrêt côté finlandais éveillait le souvenir de son grand-père, Johan Mathisen, le dernier berger de la famille. Le dernier, donc, à avoir possédé la marque. Cette fichue marque qui obsédait Klemet. Il s’était mis en tête de la récupérer auprès de l’administration norvégienne, mais se heurtait jusqu’à présent à un mur. Faute de pouvoir prouver que sa famille avait élevé des rennes. Fichue paperasserie…
Il secoua la tête au-dessus de son assiette, grognant tout seul, se fichant de ce que ses voisins, une famille finlandaise avec trois marmots, pouvaient en penser. C’est à cause des tracés de frontière et du durcissement des réglementations que son grand-père, qui avait perdu des pâturages précieux côté finlandais, avait été forcé d’abandonner l’élevage en Norvège, n’ayant pas de quoi faire paître ses bêtes côté norvégien. Et ça, le grand-père ne s’en était jamais remis.
Il but une gorgée de sa bière sans alcool. Faudrait qu’il trouve à boire du plus costaud ce soir. À la santé de grand-père Johan Mathisen, dernier berger de la famille.
Il devrait être de retour dimanche soir à Kiruna pour reprendre son service lundi. Il aurait peut-être le temps de commencer à s’occuper enfin sérieusement de cette histoire de marque. Sinon il n’aurait plus d’autre solution que de se séparer de son renne. Et ça, il n’en était pas question ! Il tapa du poing sur la table. À côté, les gamins finlandais sursautèrent et se mirent à le dévisager bizarrement.
– Ne regardez pas le monsieur, dit le père d’une voix rude.
Non, pensa Klemet, ne me regardez pas… Vous ne savez pas ce que vous trouveriez…
Il se leva, fit le plein à la station Neste Oil, et sortait du village pour s’enfoncer dans la forêt finlandaise quand son téléphone sonna. Tor Jensen, le chef de la police des rennes au quartier général de Kiruna. Klemet crut d’abord qu’il lui demandait de revenir s’occuper de beuveries qui commençaient à déraper. Et il y avait un peu de ça, mais en pire.
– Deux abrutis qui se sont crus malins en voulant faire du rodéo avec un renne, annonça le commissaire. Au beau milieu des éleveurs qui rappliquent en ville avant le marquage, tu vois le bordel que ça va foutre… Tu files là-bas, tu fais le constat, tu calmes tout le monde, parce qu’un jour comme ça, avec ce que les mecs s’enfilent dans le gosier… tu m’as compris…
Klemet comprenait.
– On a leur nom ?
– Pas moi, mais c’est deux mecs en quad avec des combinaisons de techniciens, ils étaient vers Vittangi. Bande d’abrutis, sûrement des mecs qui ont commencé à fêter midsommar.
Klemet sentit les ennuis arriver. Ce devait être les deux types qu’il avait verbalisés le matin. Normalement, vu leur état d’ébriété, Klemet aurait dû leur interdire de reprendre le volant de leur quad et les obliger à commander un taxi. Ça allait lui retomber dessus.
Il fit demi-tour, repassa devant le café où le père embarquait sa marmaille dans la Volvo qui traînait une caravane. Il appela Berit. Lui expliqua.
– Tu reviens quand ? demanda son amie, avec une voix tendue qu’elle tentait maladroitement d’adoucir.
– Demain, peut-être. J’aurai quand même le temps de faire l’aller-retour avant de revenir dimanche soir à Kiruna. Ou, au plus tard, lundi matin.
– Tout sera fermé à Kautokeino ce week-end, tu sais bien.
– Je sais, mais… Suoivvanas, elle va bien ?
Klemet sentit que sa question était stupide. Il s’était trop attaché à ce renne, au point de le baptiser. Ombre. Suoivvanas en langue sami du Nord. Demander si elle allait bien, comme si son renne pouvait réaliser ce qui se jouait.
