Les maîtres du domaine

Auteur : Jo Nesbø
Editeur : Gallimard
Sélection Rue des Livres

Roy et Carl Opgard, frères toxiques, ont sept meurtres à leur actif, commis ensemble ou séparément. Et sont prêts à continuer si nécessaire. Car ils ont des problèmes à régler. Neutraliser un projet de tunnel, d'abord. Faute de quoi le tracé de la route nationale sera modifié et Os, leur bourg, restera à l'écart. Or ils ont de grands desseins pour leur domaine... Ensuite, museler le lensmann, qui rêve de faire profiter les deux épaves de voitures, en contrebas du virage des Chèvres, des progrès de la police scientifique. L'une abrite le corps de son père, qui l'a précédé dans ses fonctions. L'autre ceux des parents Opgard. Et surtout, la solidité de leur lien fraternel est menacée par une nouvelle rivalité. Y a-t-il de la place pour deux maîtres au royaume d'Os ?

Traduction : Céline Romand-Monnier
19,00 €
Parution : Juin 2025
464 pages
Collection: Série noire
ISBN : 978-2-0730-6890-3
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Extrait

Tout le monde a un point faible, c'est ce que papa m'avait inculqué quand il m'apprenait à boxer. J'étais peut-être plus petit que les autres garçons, mais aucune défense n'est infaillible, même le plus terrifiant des adversaires recèle une ouverture dans sa garde, une erreur qu'il est condamné à reproduire. Ce point faible, m'avait également expliqué papa, il ne suffisait pas de le trouver, il fallait en plus avoir le cœur assez froid pour l'exploiter sans hésitation. Et voilà où résidait mon propre talon d'Achille. Un cœur qui saignait pour les gens comme moi, qui percevait toute faiblesse comme mienne. Cependant, j'ai appris, mon cœur s'est refroidi. On pourrait sans doute dire que c'est désormais un volcan glacial, raide mort, qui a connu son éruption finale il y a huit ans. Et il était déjà froid à l'époque. Suffisamment en tout cas pour que je sois un tueur.
Voilà la réflexion que je me faisais devant la porte d'entrée d'une maison avec garage et jardin aux pommiers en habit d'automne : j'étais un tueur.
Il était près de 20 heures, un samedi soir, et je venais d'appuyer le pouce sur la sonnette, au-dessus d'un cœur en céramique sur lequel étaient peints les mots « Ici vit la famille Halden » accompagnés d'un smiley.
Je ne sais pas si je pensais à ces histoires de tueur parce que j'avais déjà mauvaise conscience ou si c'était pour me conforter dans l'idée que j'étais capable de faire ce que je m'apprêtais à faire, j'avais fait pire. J'ai entendu des pas à l'intérieur, les battements de mon cœur se sont précipités. Du calme ! Allez, tu t'en fous, tu agis, qu'on en finisse. La porte s'est ouverte.
« Oui ? Bonsoir ? »
L'homme était grand, nettement plus que mon mètre soixante-quinze. Mince, presque maigre. Cheveux gris, visage juvénile. Quarante et un ans, je m'étais renseigné. Derrière lui, dans l'entrée, j'ai aperçu deux petites combinaisons de ski suspendues à des patères et un pêle-mêle de chaussures d'enfants et d'adultes, le désordre organisé caractéristique des jeunes familles. D'après les informations du cadastre que j'avais trouvées sur Internet, ils étaient propriétaires depuis quatre ans. Je présumais que la femme de Halden avait sûrement voulu cette maison parce que leur deuxième bébé était en route et qu'ils avaient besoin de place, c'était ce que j'avais déduit de son compte Insta. Quant à lui, il avait toujours voulu vivre sur les hauteurs de la ville, pour être plus près des pistes de ski de fond et de jogging. D'après Google, il avait participé à diverses courses locales de ski et d'orientation. La dernière n'était pas récente, toutefois, elle remontait à quelques années. Moins de temps que prévu pour le sport… En partie parce que deux mômes, c'est deux fois plus de travail, mais surtout parce que en montant une société avec son collègue, Jon Fuhr, il n'avait pas été moins, mais plus occupé qu'avant d'être à son compte. Conjectures, bien sûr, mais je doutais de beaucoup me tromper. La société, appelée GeoData, avait été mandatée pour effectuer une consultation géologique liée à la construction du tunnel de Todde. Laquelle s'inscrivait dans la modification du tracé de la route qui, jusqu'à nouvel ordre, desservait Os, et le faisait depuis longtemps, bien avant d'être estampillée « route nationale » en 1931.
Je me suis humecté les lèvres.
« Roy Opgard. Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. »
J'ai essayé de prendre l'air jovial, plus ou moins emprunté, du péquenaud monté en ville. Pas ma spécialité, je soupçonne que je garde ma tête de Roy quoi qu'il advienne. Un peu sombre, fermé, réservé. Par chance, cela semble être le genre de personnes qui inspire confiance aux Norvégiens. Nous croyons manifestement que la timidité et la maladresse sociale sont corrélées à l'honnêteté. Enfin, après tout, j'y crois moi-même.
Bent a émis un long « ou-euh » entre un « oui » et un « je ne sais pas ».
« J'ai réparé votre voiture quand vous travailliez à Os, ai-je ajouté pour le mettre sur la voie.
— Mais oui, bien sûr ! Du bon boulot, d'ailleurs. » Un plissement soucieux s'est imprimé sur son front. « Le paiement ne vous est pas parvenu ?
— Si, si ! » J'ai tenté un petit rire. « Je suis désolé, j'aurais dû d'abord vous appeler, mais vous savez comment on est, à la campagne, on se présente chez les gens sans prévenir. J'arrive de Pologne, je viens d'atterrir, et étant en ville, je me suis souvenu que j'avais un objet à vous dans ma boîte à gants. Tenez. »
Conformément à mes attentes, Bent n'avait pas la moindre idée de ce qu'était le bidule en métal brillant que je lui montrais.
« Je l'ai trouvé juste après vous avoir rendu le véhicule. J'avais oublié de le remettre en place. Le moteur tourne sans, mais c'est bien mieux avec. Où est-elle ?
— La voiture ? Maintenant ? Mais ne vous donnez donc pas cette peine, je peux sûrement le monter moi-même. C'est quoi, d'ailleurs ?
— Alors, comment vous pensez le monter, hein ? »
Bent m'a souri en secouant la tête.
« Bonne question…
— Écoutez, j'ai été payé pour une réparation et, une fois n'est pas coutume, j'ai salopé le travail. J'en ai pour cinq minutes. Où…?
— Dans le garage. »
Bent a quitté ses pantoufles, a attrapé ses clefs pendues à un crochet et a enfilé une paire de baskets.
« Camilla ! Je vais au garage ! »
La réponse a résonné quelque part dans la maison.
« C'est l'heure de coucher Sigurd.
— Si tu veux bien lancer les opérations, je lirai son histoire du soir ! »
Nous sommes descendus vers un grand garage blanc, au son du gravier qui crissait sous nos pas.
« Vous avez des enfants ? »
Pris au dépourvu par cette question, j'ai simplement secoué la tête, tout en m'efforçant de ne pas songer qu'elle aurait eu sept ans. Je ne savais pas si ç'aurait été une fille, mais j'en avais l'intime conviction. J'ai ravalé la boule dans ma gorge. Elle rapetissait chaque année, mais refusait de disparaître complètement.
« Donc vous dirigez ce garage à Os ? a-t-il continué d'un ton amical. Ou est-ce plutôt en Os ?
— C'est comme on veut. Non, l'atelier est fermé depuis longtemps, mais j'ai une formation de mécanicien, alors je prends une voiture de temps en temps pour m'amuser. Je dirige la station-service qui est à côté. »
Devant le garage, Bent a brandi ses clefs et la porte automatique s'est ouverte, un modèle très cher. Il en aurait sans doute choisi un autre aujourd'hui.
« Ah oui, maintenant ça me revient, l'homme du coin qui m'avait donné votre nom me l'avait expliqué. Vous êtes le frère de… de…
— Carl Opgard.
— Oui. » Bent a ri alors que nous entrions. « Le roi d'Os. »
Il s'est aussitôt aperçu de la condescendance de sa remarque, qui suggérait qu'Os était un patelin de merde, où Carl se pavanait en roi d'opérette. En monarque du tas de fumier.

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