Éclipse totale
À Oslo, les corps mutilés de deux femmes sont découverts à quelques jours d'intervalle. Suspecté par la police, un magnatde l'immobilier charge son avocat d'engager un détective, le meilleur, pour le disculper. Harry Hole, qui a quitté les forces de l'ordre, serait l'homme de la situation s'il n'était en train de se soûler à l'autre bout de la planète, dans un bar de Los Angeles, en compagnie d'une amie lourdement endettée. Pour la sauver, Harry accepte l'offre de l'avocat. Il a dix jours devant lui pour rentrer au pays, affronter ses démons et démasquer un des tueurs les plus macabres qu'il lui ait été donné de croiser en ce bas monde...
Extrait
« Oslo, dit l'homme en portant le whisky à ses lèvres.
— C'est l'endroit que vous aimez le plus ? » demanda Lucille.
Il regarda droit devant lui, comme s'il avait besoin d'un temps de réflexion, puis il acquiesça d'un hochement de tête. Elle l'observa pendant qu'il buvait. Il était grand, même assis à côté d'elle au comptoir, il la dominait de toute sa hauteur. Il devait avoir au bas mot dix, voire vingt ans de moins que ses soixante-douze printemps à elle, c'était difficile à dire avec les alcoolos. Un visage et un corps sculptés dans le bois : maigre, épuré, dur. Le teint pâle, un fin réseau de vaisseaux bleus sur le nez, qui, associé à ses yeux couleur de jean délavé et injectés de sang, suggérait qu'il avait vécu sans mesure ni modération. Bu sans modération. Chuté sans modération. Peut-être aussi aimé sans modération, car au cours de ce mois pendant lequel il était devenu le nouvel habitué du Creatures, elle avait par moments entrevu la blessure dans son regard. Un chien roué de coups, chassé de la meute, toujours seul au bout du comptoir. À côté de Bronco, le taureau mécanique que Ben, le patron du bar, avait rapatrié des plateaux d'Urban Cowboy, un flop monumental sur lequel il avait travaillé comme accessoiriste. C'était un rappel que Los Angeles n'était pas une ville bâtie sur les films à succès, mais sur un monceau d'échecs commerciaux et humains. Plus de quatre-vingts pour cent des films étaient des fiascos complets, des gouffres financiers. L'agglomération comptait la plus grande population de sans-abri des États-Unis, il fallait regarder vers des villes comme Bombay pour en trouver une d'une densité comparable. La circulation routière était en passe de l'étouffer, restait à savoir si elle serait devancée par la criminalité de rue, la violence et la drogue. En revanche, le soleil brillait. Oh ça, oui ! Cette putain de lampe de dentiste californienne jamais éteinte brillait sans merci sur la ville factice et faisait scintiller tout son toc comme des diamants véritables, comme des histoires de réussite. S'ils avaient su. Comme elle, Lucille, savait. Elle qui avait connu ça, la scène, les coulisses.
De toute évidence ce n'était pas le cas de cet homme ; les gens de scène, elle les repérait tout de suite. Il ne semblait pas non plus être de ceux qui contemplent les plateaux avec des yeux pleins d'espoir et de convoitise. Il avait plutôt l'air d'un gars qui faisait les trucs dans son coin et se foutait de tout le reste. Musicien ? Un genre de Frank Zappa qui produisait des machins inaccessibles dans une cave de Laurel Canyon et n'avait jamais été – ne serait jamais – découvert ?
Après quelque temps, Lucille et lui s'étaient mis à se saluer de la tête, à se dire brièvement bonjour, comme le font les clients du matin d'un bar pour buveurs sérieux, mais c'était la première fois qu'elle s'asseyait à côté de lui et lui offrait un verre. C'est-à-dire qu'elle avait réglé celui qu'il avait déjà commandé quand elle avait vu Ben lui rendre sa carte de crédit avec une mine indiquant que les fonds étaient épuisés.
« Mais est-ce qu'Oslo vous aime en retour ? demanda-t-elle. C'est la question.
— Sûrement pas. »
Il passa la main dans ses cheveux en brosse, blond sale, striés de gris, et elle nota sa prothèse en métal au majeur. Il n'était pas bel homme, et la cicatrice qui traçait un J de la commissure de ses lèvres à son oreille – comme s'il était un poisson accroché à un hameçon – n'arrangeait pas les choses, mais il avait un je-ne-sais-quoi, une certaine laideur séduisante un peu dangereuse, celle de quelques-uns de ses collègues d'ici, autrefois. Christopher Walken. Nick Nolte. Et il était large d'épaules. À moins que ce ne fût tout le reste qui était si maigre.
« Ah… C'est ceux que nous voulons, oui, déclara-t-elle. Ces gens qui ne nous rendent pas notre amour. Ceux dont nous pensons qu'ils nous aimeront si seulement nous nous donnons un tout petit peu plus de mal.
— Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? interrogea l'homme.
— Je bois, répondit-elle en levant son verre. Et je nourris des chats.
— Hmm.
— Vous vouliez sans doute dire qui je suis, non ? Ce que je suis, c'est… »
Elle but une gorgée de whisky en se demandant quelle version elle allait lui servir. La mondaine ou la véridique. Et puis merde à la fin ! Reposant son verre, elle opta pour la seconde.
« Une comédienne qui a eu un unique grand rôle. Juliette, dans ce qui reste à ce jour la meilleure adaptation cinématographique de Roméo et Juliette, mais dont plus personne ne se souvient. Un seul grand rôle, ça ne paraît pas beaucoup, mais c'est davantage que la plupart des comédiens de cette ville. J'ai été mariée trois fois, deux fois avec des pontes du cinéma que j'ai quittés munie d'une pension alimentaire avantageuse, c'est plus que ce que récoltent les gens de la profession. Le troisième est le seul que j'aie aimé. Acteur et Adonis sans le sou, sans discipline, sans états d'âme. Il a dilapidé tout mon argent et m'a quittée. Je l'aime toujours. Qu'il brûle en enfer… »
Elle vida son verre, le posa sur le comptoir en signifiant à Ben qu'elle en désirait un autre.
« Et puis avec mon goût pour ce que je ne peux pas avoir, je mise de l'argent que je n'ai pas sur un projet de film qui se targue d'offrir un grand rôle à une femme d'un certain âge. Un projet au scénario intelligent, avec des acteurs qui savent jouer et un réalisateur qui aspire à faire réfléchir, bref un projet que toute personne rationnelle sait voué à l'échec. Voilà ce que je suis, une perdante rêveuse, et une Los Angélienne typique. »