Ce que savait la nuit

Auteur : Arnaldur Indridason
Editeur : Points

Sur le glacier de Langjökull en constant recul, des touristes en excursion découvrent le cadavre d'un homme d'affaires disparu depuis trente ans. Son associé de l'époque, un temps soupçonné, est de nouveau arrêté. Konrad, policier à la retraite et veuf, reprend ses recherches, obsédé par le souvenir de cette enquête bâclée par un de ses collègues. Le témoignage d'une femme pourrait relancer toute l'affaire.

Traduction : Eric Boury
7,80 €
Parution : Février 2020
Format: Poche
360 pages
ISBN : 978-2-7578-8105-7
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Extrait

Le temps était radieux. Assise depuis un moment avec le reste du groupe pour se reposer après leur longue marche, elle avait sorti un casse-croûte de son sac à dos et admirait la vue sur le glacier. Son regard s’arrêta tout à coup sur le visage qui affleurait à la surface.
Comprenant avec un temps de retard la nature exacte de ce qu’elle avait sous les yeux, elle se leva d’un bond avec un hurlement qui troubla la quiétude des lieux.
Assis en petits groupes sur la glace, les touristes allemands sursautèrent. Ils ne voyaient pas ce qui avait pu bouleverser à ce point leur guide islandaise, cette femme d’âge mûr qui gardait son calme en toutes circonstances.
La veille, ils avaient gravi l’Eyjafjallajökull. Le volcan situé sous ce glacier était devenu célèbre quelques années plus tôt, lorsqu’il était entré en éruption. Le nuage de cendres qui s’en était dégagé avait bloqué le trafic aérien en Europe. L’épaisse couche de scories qui avait recouvert les environs avait aujourd’hui disparu, dispersée par le vent ou absorbée par le sol avec la pluie. Les flancs du glacier avaient retrouvé leur couleur naturelle. Le paysage s’était remis de la catastrophe.
Le voyage devait durer dix jours au cours desquels le groupe était censé gravir quatre glaciers. Ils avaient quitté Reykjavík environ une semaine plus tôt à bord de véhicules adaptés à la conduite sur glace et étaient hébergés dans de confortables hôtels dans la province du Sudurland. Ces touristes, un groupe d’amis originaires de la ville de Wolfsburg, connue pour son usine de voitures, étaient des gens aisés qui ne se refusaient rien. On leur portait de délicieux repas pendant leurs excursions et le soir, quand ils redescendaient, ils faisaient de grandes fêtes. Des randonnées de longueur raisonnable étaient organisées sur les glaciers, ponctuées par des pauses pour se restaurer. Le groupe avait été particulièrement chanceux avec la météo. Le soleil brillait dans un ciel limpide chaque jour de ce mois de septembre. Les touristes passaient leur temps à interroger leur guide sur le global warming et les conséquences de l’effet de serre en Islande. Leur guide parlait couramment l’allemand, ayant étudié la littérature à Heidelberg pendant plusieurs années, il y avait maintenant presque vingt ans. Les conversations se déroulaient exclusivement dans cette langue, la seule exception étant cette expression anglaise, global warming, qui revenait régulièrement.
Elle leur avait expliqué que le climat avait beaucoup changé au cours des dernières années. Les étés étaient plus chauds, l’ensoleillement avait augmenté, ce dont les gens ne se plaignaient pas. L’été islandais avait toujours été imprévisible, désormais on pouvait presque compter sur du beau temps plusieurs jours de suite, voire plusieurs semaines. Les hivers étaient également devenus plus doux même si la longue nuit boréale persistait. Le changement le plus visible concernait les glaciers qui reculaient à toute vitesse. Par exemple, celui de Snaefellsjökull n’était plus que l’ombre de lui-même.
La dernière excursion au programme prévoyait l’ascension du Langjökull qui avait perdu plusieurs mètres d’épaisseur en très peu de temps. Trois mètres entre 1997 et 1998, avait-elle précisé. Quant à sa surface totale, cette dernière avait diminué de 3,5 % au cours des dernières années. Pendant sa formation de guide, on lui avait conseillé de retenir des données chiffrées. Elle avait également fait remarquer aux touristes que les glaciers constituaient 11 % de la surface de l’Islande : l’eau qu’ils contenaient équivalait à vingt-cinq années de précipitations.
Après une nuit à Husafell, ils étaient partis vers onze heures. C’était un groupe très agréable, en bonne condition physique et doté du meilleur équipement, le nec plus ultra des chaussures de marche et des vêtements de protection. Rien n’était venu troubler le voyage, personne n’était tombé malade, personne ne s’était plaint ni n’avait causé de désagréments. Tous avaient à cœur de profiter de ces moments. Ils avaient longé le glacier un certain temps avant d’entreprendre l’ascension à pied. La glace craquait à chaque pas, des rigoles plus ou moins grandes coulaient un peu partout à la surface. La guide ouvrait la marche. Elle sentait le souffle frais de l’étendue gelée lui caresser le visage. Il y avait pas mal de monde dans les parages. Ils avaient remarqué des gens en jeep et des scooters des neiges roulant à toute vitesse. Les Allemands lui avaient demandé si les Islandais appréciaient ce genre d’activités, elle leur avait répondu que oui. Ils lui posaient souvent des questions étonnantes même si elle était parée à toute éventualité. Un jour, au petit-déjeuner, ils lui avaient demandé si on fabriquait du fromage en Islande.
Elle avait suivi une formation de guide quand le tourisme avait commencé à se développer. Elle était alors au chômage depuis huit mois. Elle avait perdu son appartement pendant la crise, n’étant plus en mesure de payer les traites. Son compagnon était parti vivre en Norvège. Il était maçon et, là-bas, le travail ne manquait pas. Il avait juré qu’il ne remettrait jamais les pieds en Islande, ce pays pourri que des imbéciles avaient mis en faillite. Elle avait entendu dire que le tourisme allait se développer. La couronne ne valait plus rien et l’Islande était désormais bon marché pour les étrangers. Elle s’était donc inscrite à cette formation où elle avait appris que les touristes appréciaient l’Islande pour ses paysages, son air pur et son silence.
Mais on n’avait jamais évoqué pendant les cours la possibilité de tomber sur un cadavre congelé dans un glacier.
Les Allemands s’attroupèrent autour d’elle et suivirent son regard, arrêté à l’endroit où on voyait affleurer un visage qui semblait vouloir sortir de la glace.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda une femme en s’approchant.
– C’est une tête ? s’enquit une autre.
Le visage était partiellement dissimulé sous une fine couche de poudreuse qui n’empêchait toutefois pas de distinguer le nez, les orbites et une grande partie du front.
– Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda un troisième touriste, ancien médecin.
– Il y a longtemps qu’il est là ? interrogea un autre.
– J’ai l’impression qu’il n’est pas mort hier, répondit le médecin en s’agenouillant.
Il ôta précautionneusement la neige à mains nues jusqu’à ce que le visage apparaisse sous son enveloppe de glace.
– Tu ne dois pas toucher à quoi que ce soit, prévint sa femme.
– Ne t’inquiète pas, je m’arrête là, répondit-il.
Il se releva. Le visage de l’homme apparut au groupe, comme une pièce de porcelaine d’un blanc translucide soigneusement dessinée et si fragile qu’elle pouvait se briser au moindre choc. Il était impossible de dire depuis combien de temps cet homme se trouvait dans la glace qui l’avait conservé intact en le protégeant du processus de décomposition. Il semblait avoir la trentaine. Le visage large, il avait une grande bouche, de belles dents robustes, un nez droit, des yeux renfoncés et une épaisse chevelure blonde.
– Vous feriez mieux d’appeler la police, ma petite, suggéra l’épouse du médecin en se tournant vers la guide.
– Bien sûr, répondit-elle d’un air absent, incapable de détacher son regard du visage. Évidemment, je l’appelle tout de suite.
Elle sortit son téléphone. Elle avait vérifié que cette partie du glacier était couverte par les réseaux de télécommunications. Elle tenait à ne jamais quitter les zones de couverture au cas où quelque chose se produirait. La centrale d’urgence répondit aussitôt. Elle décrivit sa découverte à l’opérateur.
– Nous sommes tout près du Geitlandsjökull, précisa-t-elle en regardant le piton dont la partie sud-ouest du glacier tirait son nom.
Pendant qu’elle préparait le voyage, elle avait lu quelque part que, s’il continuait à fondre à ce rythme, ce glacier aurait presque entièrement disparu d’ici à la fin du siècle.

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