Floride

Auteur : Lauren Groff
Editeur : Points

Une panthère rôde, un ouragan se déclare, deux petites filles sont abandonnées sur une île… derrière le paysage de carte postale, la faune et la flore parfois hostiles de la Floride influent sur le destin des personnages de ce recueil. Mais Lauren Groff semble vouloir nous dire autre chose : les menaces les plus dangereuses, et les perturbations les plus puissantes viennent moins de l’extérieur que des recoins les plus isolés de notre intimité.

Traduction : Carine Chichereau
7,50 €
Parution : Juin 2020
Format: Poche
312 pages
ISBN : 978-2-7578-8208-5
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Extrait

Je ne sais pas comment j’ai pu devenir une femme qui hurle, et puisque je ne veux pas être une femme qui hurle, dont les jeunes enfants vont et viennent le visage fermé, aux aguets, j’ai pris l’habitude après dîner d’enfiler mes baskets pour sortir marcher dans les rues au crépuscule, laissant à mon mari la responsabilité de passer les garçons sous le jet, les mettre en pyjama, leur lire une histoire, leur chanter une chanson et les border dans leur lit, parce que mon mari, lui, n’est pas un homme qui hurle.
Le quartier s’assombrit à mesure que j’avance, et c’est un autre quartier qui se superpose à celui du jour. Les lampadaires ne sont pas très nombreux, et quand je passe dessous, mon ombre folâtre ; elle traîne derrière moi, galope jusqu’à mes pieds, sautille devant moi. La seule autre lumière provient des fenêtres des maisons devant lesquelles je passe, et de la lune qui m’ordonne de lever les yeux, allez, regarde ! Des chats sauvages détalent sous mes pas, des oiseaux de paradis sortent de l’ombre, des odeurs embaument l’atmosphère : poussière de chêne, moisissures, camphre.
Il fait froid en janvier dans le nord de la Floride et je marche vite pour me réchauffer, mais aussi parce que le quartier n’est pas très sûr, bien qu’il soit ancien – d’énormes demeures victoriennes occupent l’espace jusqu’au périmètre des maisons de plain-pied des années 1920, puis à la périphérie leur succède le style californien moderne des années 1950. Un viol a eu lieu il y a un mois, une joggeuse d’une cinquantaine d’années qu’on a entraînée dans les azalées ; et il y a une semaine, une meute de pitbulls sans laisse s’est jetée sur une mère et son bébé dans sa poussette, heureusement, ils ne sont pas morts. Ce n’est pas la faute des chiens, mais celle de leurs maîtres ! se sont insurgés les amis des chiens sur la liste de diffusion du quartier, seulement ces chiens-là étaient des sociopathes. À l’époque où les banlieues ont été bâties dans les années 1970, le centre historique de la ville a été abandonné à des étudiants qui réchauffaient des haricots sur des réchauds à gaz posés sur le parquet en pin de leurs petits appartements taillés dans les salles de réception reconverties. À force d’humidité et de manque d’entretien, ces demeures ont commencé à pourrir sur pied, à s’affaisser, se couvrir de rouille, et ont été à nouveau désertées et récupérées par les pauvres, les squatters. Nous avons emménagé ici il y a dix ans parce que la maison n’était pas chère, qu’elle possédait une armature en poutres non traitées, et parce que j’avais décidé que, quitte à vivre dans le Sud, avec ses cacahuètes bouillies et ses pans de mousses espagnoles pendouillant telles des touffes de poils sous les aisselles, au moins je n’irais pas me barricader dans une communauté fermée, réservée aux blancs. Est-ce que ce n’est pas un peu... dangereux ? disaient les gens de l’âge de nos parents en faisant la grimace lorsque nous leur apprenions où nous vivions, et je devais alors m’armer de toute ma volonté pour ne pas répondre :
Vous voulez dire parce que c’est un quartier à majorité noire, ou seulement pauvre ? En fait, c’était les deux.
Depuis, les classes moyennes blanches ont envahi notre quartier, qui tout entier subit une épidémie de rénovations. Ces dernières années, les noirs sont partis, pour la plupart. Les sans-abri sont restés un peu plus longtemps, car on est tout près de Bo Diddley Plaza où, récemment encore, des églises distribuaient de la nourriture en même temps que Dieu, avant que les militants d’Occupy investissent les lieux comme la marée en exigeant de pouvoir dormir sur place, puis se lassent de la saleté et refluent, abandonnant dans leur sillage la laisse humaine des SDF dans leurs sacs de couchage. Pendant les premiers mois que nous avons passés dans la maison, nous avons hébergé un couple qu’on voyait partir en douce à l’aube : au crépuscule, ils relevaient en silence le treillis qui ferme le vide sanitaire sous la maison, et dormaient là, avec le plancher de notre chambre en guise de toit, aussi quand nous nous levions la nuit, nous essayions de marcher doucement car c’était indélicat de poser ainsi le pied à quelques dizaines de centimètres du visage de personnes en plein rêve.

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