La petite fille au tambour

Auteur : John Le Carré
Editeur : Points

Dans les années 70, le Mossad traque les cellules palestiniennes soupçonnées de vouloir fomenter des attentats en Europe contre des Juifs. Martin Kurtz pilote ce travail de renseignement. Parmi ses cibles, il y a un certain Khalil qu’il espère capturer grâce à une jeune recrue, Charlie, une petite actrice anglaise embarquée dans un rôle de véritable espionne… Ce classique du roman d’espionnage a été adapté en série TV par le cinéaste coréen Park Chan-Wook.

Le titre de John Le Carré, La petite fille au tambour, renvoie à une comptine anglaise, « The little drummer boy », que Joan Baez a interprétée.

Traduction : Lorris Murail, Natalie Zimmermann
9,10 €
Parution : Janvier 2021
Format: Poche
768 pages
ISBN : 978-2-7578-8283-2
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Extrait

La preuve en fut donnée par l’attentat de Bad Godesberg, même si les autorités allemandes n’avaient absolument aucun moyen de le savoir. Avant Bad Godesberg, les soupçons s’étaient accumulés ; de sérieux soupçons. C’est la combinaison d’un plan parfaitement élaboré et d’une bombe de piètre fabrication qui transforma ces soupçons en certitude. Tôt ou tard, comme on dit dans le métier, la signature finit par apparaître. Le plus pénible c’est d’attendre.
Elle explosa beaucoup plus tard que prévu, sans doute une bonne douzaine d’heures après, le lundi matin à huit heures vingt-six. Plusieurs montres mortes ayant appartenu aux victimes le confirmèrent. Il n’y avait pas eu d’avertissement mais, comme lors des attentats des mois précédents, cela répondait à une tactique délibérée. Aucun avertissement n’avait précédé l’explosion de la voiture piégée de l’envoyé israélien venu négocier des contrats d’armement à Düsseldorf, ni celle du colis qui, adressé aux organisateurs du congrès juif orthodoxe d’Anvers, tua sur le coup la secrétaire honoraire et causa des brûlures mortelles à son assistante. Aucune alerte non plus lorsque la poubelle piégée blessa grièvement deux personnes qui passaient devant une banque israélienne à Zurich. Seul l’attentat de Stockholm avait été annoncé, mais il se révéla qu’il ne faisait pas partie de la série et qu’il fallait l’imputer à un groupe totalement différent.
À huit heures vingt-cinq, à Bad Godesberg, la Drosselstrasse n’était encore qu’un de ces havres diplomatiques paisibles et verdoyants, à peu près aussi éloigné de la turbulence politique de Bonn qu’on peut raisonnablement espérer l’être quand quinze minutes de voiture seulement vous en séparent. C’était une rue récente mais respectable, aux jardins clos et touffus, où les chambres de bonne étaient situées au-dessus des garages et les fenêtres vert bouteille protégées par des grilles gothiques. Pendant la majeure partie de l’année, le climat rhénan évoque la chaleur moite et humide de la jungle ; la végétation de cette région, comme sa communauté diplomatique, croît presque aussi vite que les Allemands construisent leurs routes et légèrement plus vite qu’ils ne remettent leurs cartes à jour. Ainsi, la façade de certaines demeures disparaissait déjà à demi derrière des rangs serrés de conifères qui, s’ils atteignent jamais la taille adulte, finiront sans doute un jour par plonger le quartier tout entier dans des ténèbres dignes d’un conte de Grimm. Ces arbres se révélèrent d’une remarquable efficacité contre le souffle et, dans les jours qui suivirent l’explosion, un pépiniériste local s’en fit une spécialité.
Quelques bâtisses revendiquent par le style leur appartenance nationale. La résidence de l’ambassadeur de Norvège, située au coin de la Drosselstrasse, est par exemple une austère ferme de brique rouge arrachée aux hinterlands réhabilités d’Oslo. À l’autre bout de la rue, le consulat égyptien a l’aspect désolé d’une villa alexandrine dont l’heure de gloire est passée. Des mélodies arabes et mélancoliques s’en échappent, et ses volets sont en permanence fermés à l’accablante chaleur nord-africaine. Cette journée de la mi-mai s’annonçait magnifique, les fleurs et les feuilles nouvelles se balançant en harmonie dans la brise légère. La floraison des magnolias touchait à sa fin et leurs tristes pétales blancs, déjà éparpillés, se retrouvèrent par la suite mêlés aux débris. L’écran de verdure étouffait la rumeur du trafic quotidien sur la nationale. Jusqu’au moment de l’explosion, le son le plus distinct fut le ramage des oiseaux parmi lesquels quelques colombes dodues s’étaient prises d’affection pour les glycines qui faisaient la fierté de l’attaché militaire australien. Un kilomètre au sud, les chalands invisibles du Rhin émettaient ce ronflement ample et lancinant que les riverains n’entendent plus à moins qu’il ne s’interrompe. Bref, c’était une matinée où tout conspirait à vous faire croire malgré toutes les calamités que rapportait la presse sérieuse et plutôt alarmiste d’Allemagne fédérale – récession, inflation, faillites, chômage, et autres maux habituels et apparemment incurables d’une économie capitaliste globalement prospère – que Bad Godesberg était un endroit tranquille et agréable à vivre, tandis que Bonn était loin d’être aussi épouvantable qu’on le dit.
Selon la nationalité ou la position, certains époux étaient déjà partis travailler, mais les diplomates n’en correspondent pas moins à l’image qu’on se fait d’eux. Ainsi, un sombre conseiller scandinave se trouvait encore au lit, cloué par une gueule de bois consécutive à un conflit conjugal. Les cheveux pris dans une résille et vêtu d’un peignoir de soie chinois, trouvaille rapportée d’un voyage à Pékin, un chargé d’affaires sud-américain se penchait par la fenêtre, demandant à son chauffeur philippin de faire pour lui quelques achats. Nu, le conseiller italien se rasait. Il aimait à se raser après son bain mais avant sa gymnastique quotidienne. Déjà prête, sa femme était descendue au rez-de-chaussée et reprochait à une enfant impénitente son retour tardif à la maison, scène qui se reproduisait presque chaque matin de la semaine. S’entretenant sur le réseau international, un envoyé de Côte-d’Ivoire informait ses supérieurs de ses derniers efforts visant à arracher une aide au développement à un ministre des Finances allemand de plus en plus réticent. Quand la ligne fut coupée, ils crurent qu’il leur avait raccroché au nez et lui adressèrent un télégramme plutôt aigre lui demandant s’il désirait démissionner. L’attaché du travail israélien était sorti depuis plus d’une heure. Il ne se sentait pas du tout à l’aise à Bonn et s’efforçait autant que faire se pouvait de respecter les horaires de Jérusalem. Ainsi en allait-il, tant de mauvaises plaisanteries racistes trouvant leur justification dans la réalité et dans la mort.
Chaque bombe qui explose nous gratifie de son miracle ; en l’occurrence, on le dut au car de ramassage de l’École américaine qui s’était arrêté puis était reparti, emportant la plupart des jeunes enfants de la communauté, lesquels s’étaient rassemblés comme à l’habitude sur le rond-point, à cinquante mètres à peine de l’épicentre. Par bonheur, aucun des enfants n’ayant en ce lundi matin oublié de faire ses devoirs ou de se réveiller, aucun ne s’étant rebellé contre l’éducation, le car démarra à l’heure. Les vitres arrière explosèrent, le chauffeur se laissa déporter sur le bas-côté, une petite Française perdit un œil. Mais, dans l’ensemble, les enfants s’en tirèrent indemnes, ce dont on conçut après coup un immense soulagement. Il s’agit là encore d’une caractéristique de certaines explosions, ou du moins de leurs conséquences immédiates : un besoin général et farouche de fêter les vivants plutôt que de perdre du temps à pleurer les morts. En de telles situations, la véritable douleur ne survient que plus tard quand l’effet de choc se dissipe, ce qui prend habituellement plusieurs heures, parfois moins.

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