Beaux jours

Auteur : Joyce Carol Oates
Editeur : Points

Dans chacune des huit nouvelles qui composent ce recueil, l'autrice met en scène des personnages en quête d'amour et de reconnaissance, destinés à méconnaître ceux qui leur sont les plus proches. Des drames de l'intime tapis dans l'ombre, qui n'attendent qu'une étincelle pour se réveiller. Entre choix audacieux et intrigues en apparence ordinaires, Joyce Carol Oates manie une prose aiguisée et pose la seule question qui vaille : les liens que l'on noue, amoureux ou amicaux, sont-ils voués à se rompre tragiquement ?

Traduction : Christine Auché
9,30 €
Parution : Novembre 2022
Format: Poche
432 pages
ISBN : 978-2-7578-9532-0
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Extrait

Fleuve Bleu
Milieu d’après-midi, fin d’automne, des rais de lumière pailletée sur le fleuve – il traversait le pont par la promenade piétonne parsemée de drapeaux flottant au gré du vent quand il l’avait vue pour la première fois, sans savoir que c’était elle. Et il lui était venu cette pensée fantasque, comme il en avait souvent eu, plus jeune, lorsqu’il vivait seul et avait l’habitude de marcher en solitaire dans des lieux urbains – Je vais l’épouser. Celle-là.
Sauf que, bien sûr, il était marié maintenant. Il était marié depuis longtemps, maintenant. L’impétueux jeune homme qui avait arpenté les villes des heures durant, infatigable, curieux, ravi d’être seul, parfois pour prendre des photos mais souvent sans autre but que de se servir de ses jambes agiles et impatientes, avait disparu depuis longtemps.
Elle avait jeté un coup d’œil aux alentours à ce moment-là, comme s’il avait tendu la main pour la toucher. Un éclair de reconnaissance entre eux, pareil à l’éclat d’une lame.
Il avait failli lever la main pour la saluer. Mais il ne connaissait pas la jeune femme, et il était sûr qu’elle ne le connaissait pas.
Par la suite, il prétendrait que leurs regards s’étaient croisés, cette première fois, et elle répondrait en riant : Je ne crois pas. Je pense que si c’était le cas, je m’en souviendrais.
Il était attiré par le fleuve. Ses eaux voraces au courant rapide qui s’écoulaient tumultueusement tout près des bâtiments de cette ancienne ville industrielle riveraine.
À une époque, il s’appelait le Fleuve Bleu. Celle de l’implantation française, dans les années 1730. Désormais, on disait juste Blue River.
Toutefois, bizarrement, mais selon une logique aisément explicable par un historien local, cette petite ville au bord de l’eau était elle-même appelée Fleuve Bleu – prononcé avec l’accent nasal monocorde du nord de l’État de New York, « fluuv blue ».
De l’autre côté de la Blue River se trouvait Fort Winston, Ontario. Depuis la baie vitrée de son bureau dans le vieux bâtiment Rutherford en brique de River Street, où il restait souvent assis à rêvasser, il apercevait la masse d’arbres sur la rive canadienne à moins d’un kilomètre et demi, la silhouette massive du pont à une voie qui reliait Fleuve Bleu et Fort Cornwell, une portion de rivage – d’énormes barils de pétrole rouillés, des entrepôts, des dépôts de camions, des docks. Des barges qui se mouvaient à une vitesse surprenante sur l’eau agitée, tels des rhinocéros.
Lorsqu’il avait commencé à travailler pour ce cabinet d’avocats (familial), il apportait un appareil photo tous les jours. Il passait sa pause-déjeuner à parcourir le bord du fleuve pour prendre des photos. Il sortait par l’escalier de secours pour prendre des photos. Ces dernières années, il avait peu à peu cessé d’apporter un appareil, même s’il y avait en lui une sorte de douleur, un désir, un vide quand il voyait quelque chose, ou le plus souvent quelqu’un, qu’il aurait aimé photographier – un visage qui sortait de l’ordinaire, un regard mémorable.
C’est ainsi qu’il y pensait – Un regard qui vous transperce le cœur.
Il avait fini par trouver que c’était un caprice qu’il s’autorisait, ses appareils haut de gamme (dont sa chère épouse ne parlait jamais ou en tout cas jamais sur un ton de reproche) et tout ce temps qu’il y consacrait, toute cette précision, toute cette attention pour des images que peu de gens verraient jamais. Bien sûr, sa famille et ses amis « admiraient » son talent – comment auraient-ils pu faire autrement ? Il était l’un des leurs.
Plus récemment, depuis son quarantième anniversaire, résister à l’appareil, résister à la réalisation de coûteuses impressions de son travail – cela lui apparaissait comme une sorte de vertu.
Une vertu tolstoïenne de négation. Ne pas gaspiller d’argent en photographies. Ne pas approcher la jeune femme du pont dont, en ce premier instant fatal, il s’était épris.

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